CHIENNES DE GUERRE
UNE NOUVELLE EUROMAÏDIENNE
Temps de lecture : 3-5 minutes
Auteur : Récits Polyédriques © 2025
Si les femmes subissent plus généralement la guerre plus qu'elles ne la font, il leur arrive également de prendre les armes. Cette courte nouvelle illustre comment certaines d’entre elles acceptent de renoncer à ce qu'elles ont de plus cher pour défendre leur patrie.
L'illustration utilisée ici est une peinture numérique de l'artiste indépendant polonnais Jakub Różalski, célèbre pour ses peintures sombres et pleines de narration qui s'inspirent des contes et mythes populaires.
Vera, c’est la guerre ! Je me suis aussitôt imaginée dans le rôle de Jeanne d’Arc. Au front, forcément, le fusil dans les mains, même si je n'avais jamais blessé une mouche jusque-là. J’ai couru au bureau de recrutement, mais on m’a répondu que pour l’instant, on n’avait besoin que de personnel médical. Je voulais me battre ! En quelque sorte, j’y étais préparée. Notre école accueillait souvent des héros de la guerre civile, des gens qui avaient combattu en Espagne, qui venaient nous raconter leur expérience. Les filles se sentaient à égalité avec les garçons. Nous rêvions de défendre notre grand pays. Le meilleur au monde. Notre pays bien aimé ! Et grâce à Dieu, nous étions prêtes à mourir pour cela.
Vera Danilovtseva
La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch, 1985
Vera, c’est la guerre ! Je me suis aussitôt imaginée dans le rôle de Jeanne d’Arc. Au front, forcément, le fusil dans les mains, même si je n'avais jamais blessé une mouche jusque-là. J’ai couru au bureau de recrutement, mais on m’a répondu que pour l’instant, on n’avait besoin que de personnel médical. Je voulais me battre ! En quelque sorte, j’y étais préparée. Notre école accueillait souvent des héros de la guerre civile, des gens qui avaient combattu en Espagne, qui venaient nous raconter leur expérience. Les filles se sentaient à égalité avec les garçons. Nous rêvions de défendre notre grand pays. Le meilleur au monde. Notre pays bien aimé ! Et grâce à Dieu, nous étions prêtes à mourir pour cela.
Vera Danilovtseva
La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch, 1985
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Dans cette guerre, Mariya a tout perdu : son mari, ses enfants, son oncle et ses deux frères. Ses chaussures, ses papiers, son argent, son honneur. Elle a perdu courage, perdu pied, perdu la tête, son âme, son temps. Aujourd’hui, elle n’a plus rien à perdre, à part la vie ... et sa petite maison en bois.
La maison de Mariya, c’est tout ce qui lui reste. Et avec elle, elle a tout.
Toute sa vie est dans sa maison. Héritage d’une architecture médiévale traditionnelle, elle est située à quelques kilomètres d'une ville martyre, isolée et pilonnée depuis des semaines ; une cité portuaire autrefois florissante qui n'est plus qu’un champ de ruines, où les survivants tuent des chiens errants pour se nourrir et boivent l’eau qu’ils drainent des radiateurs. Frappée de plein fouet par plusieurs obus, la modeste bâtisse n'est plus que décombres fumants. Les briques d'argile qui composaient les murs chaulés recouvrent le sol, tandis que le toit de paille s'est en partie effondré. Mais qu'importe ; elle l’a construite et décorée elle-même, alors elle va se battre, et ils ne la prendront pas. Ils, ce sont les envahisseurs, des enfants qui n’ont pas vingt ans et dont elle pourrait être la grand-mère. Ils se moquent bien de savoir qui ils doivent tuer. Bons ou mauvais, riches ou pauvres, ouvriers ou patrons, pour eux, cela ne fait aucune différence. Alors, puisqu’il ne semble pas y avoir d’âge pour tenir une arme, Mariya s’en est procurée une. Cela n’a pas été difficile, c’est celle de son époux, Petro. Deux semaines qu’elle était dissimulée sous un matelas. "Tu t’en serviras quand je ne serai plus là", avait-il dit dans un dernier souffle, le ventre criblé de trous. Les mêmes petits trous que ceux qui constellent les murs et les fenêtres de leur maison. Depuis, ils sont revenus plusieurs fois. Ils veulent qu’elle parte pour loger une famille des leurs. Ils ont cherché à l'effrayer en tirant en l’air, mais elle n’a pas eu peur, elle n’est pas partie. Ils ont crié fort avant de la bousculer. Elle est tombée, mais elle s’est relevée et elle est restée.
Car Mariya ne partira pas. Elle ne pourrait pas.
Comment emporter dans de simples bagages les nuits passées avec Petro dans le lit où elle a mis ses enfants au monde ? Comment emporter la lune dans le coin de la fenêtre de leur chambre, l’ombre rafraichissante du tilleul et les bavardages avec ses amies et voisines sur le petit banc en fer forgé qu’elle affectionne tant ? Comment emporter le petit creux d’usure de la pierre, sur le seuil de la porte, là où tous ceux qu’elle aime ont posé le pied avant d'entrer ? Et puis elle ne peut pas partir en laissant derrière elle l’olivier planté par son grand-père, l’étendoir à linge de sa mère et le claquement des draps dans le vent, le bruit des pas de Petro rentrant le soir, le parfum du thé à la menthe dans la cuisine, les cachettes des neveux et nièces … À moins que ce soit pour une cause plus grande ; une de ces causes qui poussent les êtres humains à mettre en commun ce qu'ils ont de plus chère, si bien qu'ils deviennent de plus en plus forts. Plus forts même que le plus puissant des hommes. Le soir venu, elle se remémore les visages de ces jeunes partisanes célébrées par la propagande de son enfance comme de véritables héroïnes. Face à l'envahisseur, nombre d'entre elles avaient rejoint l’armée pour servir leur patrie. Non plus comme infirmières dans des unités médicales, mais comme de véritables combattantes - des chiennes de guerre qu'on laissa s'échapper avant de crier au chaos et qui se sont dressées contre la barbarie.
Assise sur son lit, elle les attend et s’il le faut, elle tirera. Et si elle survit encore, elle finira peut-être par quitter sa maison. Mais certainement pas pour fuir le manque d’eau et de nourriture, la poussière ou le grondement du front ... mais pour rejoindre la lutte contre ce nouvel oppresseur, bien décidé, à l'image de ceux qui l'ont précédé depuis le Déluge et le partage du monde entre les fils de Noé, à anéantir tout un peuple, son identité culturelle et territoriale, en l'écraZant sous la terreur et les bombes.
Dans cette guerre, Mariya a tout perdu : son mari, ses enfants, son oncle et ses deux frères. Ses chaussures, ses papiers, son argent, son honneur. Elle a perdu courage, perdu pied, perdu la tête, son âme, son temps. Aujourd’hui, elle n’a plus rien à perdre, à part la vie ... et sa petite maison en bois.
La maison de Mariya, c’est tout ce qui lui reste. Et avec elle, elle a tout.
Toute sa vie est dans sa maison. Héritage d’une architecture médiévale traditionnelle, elle est située à quelques kilomètres d'une ville martyre, isolée et pilonnée depuis des semaines ; une cité portuaire autrefois florissante qui n'est plus qu’un champ de ruines, où les survivants tuent des chiens errants pour se nourrir et boivent l’eau qu’ils drainent des radiateurs. Frappée de plein fouet par plusieurs obus, la modeste bâtisse n'est plus que décombres fumants. Les briques d'argile qui composaient les murs chaulés recouvrent le sol, tandis que le toit de paille s'est en partie effondré. Mais qu'importe ; elle l’a construite et décorée elle-même, alors elle va se battre, et ils ne la prendront pas. Ils, ce sont les envahisseurs, des enfants qui n’ont pas vingt ans et dont elle pourrait être la grand-mère. Ils se moquent bien de savoir qui ils doivent tuer. Bons ou mauvais, riches ou pauvres, ouvriers ou patrons, pour eux, cela ne fait aucune différence. Alors, puisqu’il ne semble pas y avoir d’âge pour tenir une arme, Mariya s’en est procurée une. Cela n’a pas été difficile, c’est celle de son époux, Petro. Deux semaines qu’elle était dissimulée sous un matelas. "Tu t’en serviras quand je ne serai plus là", avait-il dit dans un dernier souffle, le ventre criblé de trous. Les mêmes petits trous que ceux qui constellent les murs et les fenêtres de leur maison. Depuis, ils sont revenus plusieurs fois. Ils veulent qu’elle parte pour loger une famille des leurs. Ils ont cherché à l'effrayer en tirant en l’air, mais elle n’a pas eu peur, elle n’est pas partie. Ils ont crié fort avant de la bousculer. Elle est tombée, mais elle s’est relevée et elle est restée.
Car Mariya ne partira pas. Elle ne pourrait pas.
Comment emporter dans de simples bagages les nuits passées avec Petro dans le lit où elle a mis ses enfants au monde ? Comment emporter la lune dans le coin de la fenêtre de leur chambre, l’ombre rafraichissante du tilleul et les bavardages avec ses amies et voisines sur le petit banc en fer forgé qu’elle affectionne tant ? Comment emporter le petit creux d’usure de la pierre, sur le seuil de la porte, là où tous ceux qu’elle aime ont posé le pied avant d'entrer ? Et puis elle ne peut pas partir en laissant derrière elle l’olivier planté par son grand-père, l’étendoir à linge de sa mère et le claquement des draps dans le vent, le bruit des pas de Petro rentrant le soir, le parfum du thé à la menthe dans la cuisine, les cachettes des neveux et nièces … À moins que ce soit pour une cause plus grande ; une de ces causes qui poussent les êtres humains à mettre en commun ce qu'ils ont de plus chère, si bien qu'ils deviennent de plus en plus forts. Plus forts même que le plus puissant des hommes. Le soir venu, elle se remémore les visages de ces jeunes partisanes célébrées par la propagande de son enfance comme de véritables héroïnes. Face à l'envahisseur, nombre d'entre elles avaient rejoint l’armée pour servir leur patrie. Non plus comme infirmières dans des unités médicales, mais comme de véritables combattantes - des chiennes de guerre qu'on laissa s'échapper avant de crier au chaos et qui se sont dressées contre la barbarie.
Assise sur son lit, elle les attend et s’il le faut, elle tirera. Et si elle survit encore, elle finira peut-être par quitter sa maison. Mais certainement pas pour fuir le manque d’eau et de nourriture, la poussière ou le grondement du front ... mais pour rejoindre la lutte contre ce nouvel oppresseur, bien décidé, à l'image de ceux qui l'ont précédé depuis le Déluge et le partage du monde entre les fils de Noé, à anéantir tout un peuple, son identité culturelle et territoriale, en l'écraZant sous la terreur et les bombes.
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La Seconde Guerre mondiale ne cessera jamais de révéler toute son horreur, si bien que derrière les faits d'armes, les atrocités du champ de bataille et les crimes monstrueux perpétrés à l'encontre des civils, se cache une autre réalité. Celle de milliers de femmes russes, dont beaucoup à l'époque n'étaient pas même sorties de l'enfance, envoyées au front pour combattre l'ennemi nazi. Svetlana Alexievitch, journaliste d'investigation et romancière, a recueilli pendant sept ans, 1978 à 1985, leurs témoignages bouleversants, après qu'elles aient accepté de quitter le silence dans lequel elles s’étaient réfugiées pour évoquer la guerre telle qu'elles l'ont réellement vécue.
La guerre n'a pas un visage de femme
La Seconde Guerre mondiale ne cessera jamais de révéler toute son horreur, si bien que derrière les faits d'armes, les atrocités du champ de bataille et les crimes monstrueux perpétrés à l'encontre des civils, se cache une autre réalité. Celle de milliers de femmes russes, dont beaucoup à l'époque n'étaient pas même sorties de l'enfance, envoyées au front pour combattre l'ennemi nazi. Svetlana Alexievitch, journaliste d'investigation et romancière, a recueilli pendant sept ans, 1978 à 1985, leurs témoignages bouleversants, après qu'elles aient accepté de quitter le silence dans lequel elles s’étaient réfugiées pour évoquer la guerre telle qu'elles l'ont réellement vécue.
La guerre n'a pas un visage de femme
La Seconde Guerre mondiale ne cessera jamais de révéler toute son horreur, si bien que derrière les faits d'armes, les atrocités du champ de bataille et les crimes monstrueux perpétrés à l'encontre des civils, se cache une autre réalité. Celle de milliers de femmes russes, dont beaucoup à l'époque n'étaient pas même sorties de l'enfance, envoyées au front pour combattre l'ennemi nazi. Svetlana Alexievitch, journaliste d'investigation et romancière, a recueilli pendant sept ans, 1978 à 1985, leurs témoignages bouleversants, après qu'elles aient accepté de quitter le silence dans lequel elles s’étaient réfugiées pour évoquer la guerre telle qu'elles l'ont réellement vécue.