DES MALHEURS
DE LA VERTU
UNE NOUVELLE POUR CRIMES
Temps de lecture : 5-7 minutes
Auteur : Récits Polyédriques © 2025
Cette courte nouvelle, dont le titre rappelle le premier ouvrage publié de son vivant par le sulfureux marquis de Sade, s'inspire de l'univers dépeint dans le jeu de rôle sur table historique Crimes. Ancré au cœur de la Belle Époque, il place le fait criminel comme sujet central, lequel conduit inexorablement l’humanité vers sa propre déchéance.
L'illustration sélectionnée pour l'occasion est l'œuvre de l'artiste français Morgan Yon, en poste chez Ubisoft Montpellier. Il est passé par les plus grands studios de l’industrie du cinéma et du jeu vidéo, dont le célèbre Moving Picture Company (MPC) et Quantic Dream, participant ainsi à des projets au succès planétaire, comme Assassin's Creed Syndicate, Heavy Rain ou ZombiU.
Le monde brise les individus et, chez beaucoup, il se forme un cal à l'endroit de la fracture ; mais ceux qui ne veulent pas se laisser briser, alors, ceux-là, le monde les tue. Il tue indifféremment les très bons et les très doux et les très braves. Si vous n'êtes pas parmi ceux-là, il vous tuera aussi, mais en ce cas il y mettra le temps.
Ernest Hemingway
L'adieu aux armes, 1931
Le monde brise les individus et, chez beaucoup, il se forme un cal à l'endroit de la fracture ; mais ceux qui ne veulent pas se laisser briser, alors, ceux-là, le monde les tue. Il tue indifféremment les très bons et les très doux et les très braves. Si vous n'êtes pas parmi ceux-là, il vous tuera aussi, mais en ce cas il y mettra le temps.
Ernest Hemingway
L'adieu aux armes, 1931
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Madame Darcourt,
Je voulais vous le dire directement, mais les choses vont souvent plus vite qu'on ne le prévoie. J'ai quitté notre bon quartier Vivienne ce matin. Je regrette de vous laisser, vous et les filles, mais chacun doit savoir où est sa place, comme vous nous le disiez souvent. Se lever à 11 heures du matin la tête vide et le corps gonflé, attendre que les journées passent et ouvrir ses cuisses le soir venu aux hommes qui ne pensent qu'à leurs affaires en faisant la mienne n'était pas ma destinée. Je le savais depuis que je suis rentrée chez vous, il y a 3 ans, sans le sou. Mais il faut que je sois honnête avec vous, même si les premiers temps furent violents, je n'ai pas passé que du mauvais temps dans votre maison. J'y ai trouvé le peu d'instruction et d'amour que mes parents m'ont toujours refusés. D'ailleurs, je ne leur en veux pas non plus. Que peut espérer la douzième fille d'une famille de métayers de l'Allier, qui peut à peine se nourrir, qui n'a d'espoir que dans l'au-delà ?
La seule occasion d'évasion de ma mère était la messe du dimanche matin, lors du prêche, quand l’abbé - qu’elle ne manqua pas de faire son amant ainsi que mon précepteur - lui promettait la jouissance de l'éternité. Je la revois, les yeux embués de ferveur vers la chaire d’où l’ecclésiastique jetait en l'air des paroles de félicité feinte, pendant que moi, débordée par mes 16 ans, j'échafaudais déjà des pensées impures en imaginant la vie s'agiter sous sa soutane. Des pensées qui hantaient mes nuits et me faisaient haleter ou gémir, le visage caché dans les dentelles et épais oreillers. Je ne voyais en lui que l'objet de désirs refoulés, que nous partagions chacun de notre côté. En quelque sorte, c'est lui qui m'a conduite vers vous, ses paroles vaines m'ont poussée à chercher à savoir ce qu'il y a derrière le rideau des bonnes pensées. Suis-je perverse, trop intelligente, un instrument du Diable ? Dieu m'a fait ainsi et il doit l'assumer. On ne peut pas espérer que tout le monde suive le troupeau de la même manière. Jésus ne dit-il pas que le bon pasteur sait accepter que des brebis se perdent ? Lorsque je fus présentée au Très Honorable comte pour la première fois, chez Madame Brissault, rue Saint Sulpice, il ne m’a pas trouvée si laide, au contraire ; bien faite, la gorge, les bras et les mains blanches, la peau douce et parfumée, notre amitié devint rapidement réciproque. Sa réputation, déjà sulfureuse, ne me dérangea point, et tant que cela durerait, j’étais disposée à lui passer tout le reste. Il consacra les années qui suivirent à me convaincre que la véritable sagesse ne consiste pas à réprimer ses vices, de crainte de devenir soi-même son propre bourreau, mais au contraire à les laisser vous guider, tels des catalyseurs permettant d’unifier les corps et les esprits. Puis il me présenta à nombre de ses créatures, lesquelles étaient fort libertines, au point peut-être de n’être pas fâchée d'entendre ce que chacune exigea de moi, avant de s’en retourner sur ses terres du sud de l'Angleterre.
Il faut que je vous l'avoue. Chez vous, Madame, pendant que les filles pensaient à se faire les ongles, à se brosser les cheveux pour les rendre lisses, à se parfumer pour se faire dominer, moi je me suis préparée à l'inverse. J'ai étudié chaque pensionnaire pour prendre avantage de leurs désirs les moins avouables, les plus contrôlables. Marthe et son amour immodéré pour le sucre, que je faisais disparaître un jour ou deux pour la mettre à ma botte. La passion de Camille pour les fleurs la mettait à la disposition des moindres pétales que je lui offrais. Nadia et Octavie, qui s'épuisaient parfois des heures dans les plaisirs réciproques que vous aviez formellement interdits, étaient à la merci de petits chantages. Et encore, j'y pense, Rose, et son avarice qui tombait en épilepsie à cause d'un sou glissé sous une commode où, vu ma petite taille, je pouvais me faufiler … Les jours de repos, elles ont toutes adoré mes histoires, écouté avec frayeur les méfaits des bandes de voyous aux mœurs sauvages qui plongeaient régulièrement le tout Paris dans l'effroi, le spectacle insolite des rues inondées couvertes de barques longeant les gares et les grands jardins ... si bien que je compris rapidement que celui qui sait raconter contrôle la vie des autres. Dans les journaux, j'ai appris plus sur les hommes qu'en absorbant leur trop-plein de vie chaque soir. Pendant tout ce temps chez vous, "cocotte" choisie pour une clientèle de bourgeois, d’artistes, de politiques et de têtes couronnées, j'ai joué la chatte docile, toujours souriante, avenante, prévenante, mais sous cette peau blanche et frêle, c'est une panthère qui miaulait.
Aujourd'hui, j'ai sorti les griffes. J'ai vidé votre cassette secrète et quitté la capitale, les feux de l’orient, les lourdes tentures, les décolletés vertigineux, les bijoux éclatants et les effluves capiteuses, mais je vous ai laissé de quoi survivre quelques jours, et je suis sûre que vos protecteurs sauront vous consoler et garder intact l'écrin dans lequel ils laissent aller leurs sens. Ne cherchez pas à contacter la police, vous savez que j'en sais trop sur nos clients - à commencer par le gras Bertie et nos chers ministres - pour ne pas manquer de raconter des bavardages aux quotidiens que je lisais chez vous. Dites aux filles que je suis tombée malade et que vous avez dû m'écarter pour ne pas contaminer les hommes. Et au fond, ce n'est pas si faux.
Mon bien-aimé, longtemps voué à l'anathème, m'a finalement rappelé à ses côtés. De retour de son Angleterre industrielle, il parcoure désormais les rues de la capitale, telles les pages d’un livre rose sur les plaisirs secrets de Paris. Ses derniers forfaits ont d'ailleurs fait les beaux jours de la presse, non sans attirer l’attention de l’opinion publique sur la question sociale. Car l'hypothèse de ce chirurgien était la bonne ; d’autres victimes ont effectivement succédé à la jeune Mary. À Londres d’abord, le long de la Tamise où s’entassent dans des taudis les travailleurs misérables, les immigrés, les sans-logis et les vagabonds, puis en France. Et si vous me demandez quoi penser d’une passion si singulière, je vous répondrais que passé le frisson de la transgression, la fascination amoureuse a cédé la place à l’évidence : les criminels sont dans la nature comme le sont la guerre, les épidémies ou la famine due aux mauvaises récoltes. Ils ne sont qu’un instrument, à l'instar de toutes les calamités dont elle nous paraît vouloir nous accabler. Et si je n’ai pas voulu de cette vie-là, cherchant quelques remèdes, un antidote à cet amour, j’ai depuis accepté mon sort, préférant aux sirènes de la décadence qui nous attirent chaque jour un peu plus vers notre ruine, celles de l’amour, aussi discutable soit-il.
Adieu, je vous quitte, et que Dieu vous accorde une vie paisible.
Madame Darcourt,
Je voulais vous le dire directement, mais les choses vont souvent plus vite qu'on ne le prévoie. J'ai quitté notre bon quartier Vivienne ce matin. Je regrette de vous laisser, vous et les filles, mais chacun doit savoir où est sa place, comme vous nous le disiez souvent. Se lever à 11 heures du matin la tête vide et le corps gonflé, attendre que les journées passent et ouvrir ses cuisses le soir venu aux hommes qui ne pensent qu'à leurs affaires en faisant la mienne n'était pas ma destinée. Je le savais depuis que je suis rentrée chez vous, il y a 3 ans, sans le sou. Mais il faut que je sois honnête avec vous, même si les premiers temps furent violents, je n'ai pas passé que du mauvais temps dans votre maison. J'y ai trouvé le peu d'instruction et d'amour que mes parents m'ont toujours refusés. D'ailleurs, je ne leur en veux pas non plus. Que peut espérer la douzième fille d'une famille de métayers de l'Allier, qui peut à peine se nourrir, qui n'a d'espoir que dans l'au-delà ?
La seule occasion d'évasion de ma mère était la messe du dimanche matin, lors du prêche, quand l’abbé - qu’elle ne manqua pas de faire son amant ainsi que mon précepteur - lui promettait la jouissance de l'éternité. Je la revois, les yeux embués de ferveur vers la chaire d’où l’ecclésiastique jetait en l'air des paroles de félicité feinte, pendant que moi, débordée par mes 16 ans, j'échafaudais déjà des pensées impures en imaginant la vie s'agiter sous sa soutane. Des pensées qui hantaient mes nuits et me faisaient haleter ou gémir, le visage caché dans les dentelles et épais oreillers. Je ne voyais en lui que l'objet de désirs refoulés, que nous partagions chacun de notre côté. En quelque sorte, c'est lui qui m'a conduite vers vous, ses paroles vaines m'ont poussée à chercher à savoir ce qu'il y a derrière le rideau des bonnes pensées. Suis-je perverse, trop intelligente, un instrument du Diable ? Dieu m'a fait ainsi et il doit l'assumer. On ne peut pas espérer que tout le monde suive le troupeau de la même manière. Jésus ne dit-il pas que le bon pasteur sait accepter que des brebis se perdent ? Lorsque je fus présentée au Très Honorable comte pour la première fois, chez Madame Brissault, rue Saint Sulpice, il ne m’a pas trouvée si laide, au contraire ; bien faite, la gorge, les bras et les mains blanches, la peau douce et parfumée, notre amitié devint rapidement réciproque. Sa réputation, déjà sulfureuse, ne me dérangea point, et tant que cela durerait, j’étais disposée à lui passer tout le reste. Il consacra les années qui suivirent à me convaincre que la véritable sagesse ne consiste pas à réprimer ses vices, de crainte de devenir soi-même son propre bourreau, mais au contraire à les laisser vous guider, tels des catalyseurs permettant d’unifier les corps et les esprits. Puis il me présenta à nombre de ses créatures, lesquelles étaient fort libertines, au point peut-être de n’être pas fâchée d'entendre ce que chacune exigea de moi, avant de s’en retourner sur ses terres du sud de l'Angleterre.
Il faut que je vous l'avoue. Chez vous, Madame, pendant que les filles pensaient à se faire les ongles, à se brosser les cheveux pour les rendre lisses, à se parfumer pour se faire dominer, moi je me suis préparée à l'inverse. J'ai étudié chaque pensionnaire pour prendre avantage de leurs désirs les moins avouables, les plus contrôlables. Marthe et son amour immodéré pour le sucre, que je faisais disparaître un jour ou deux pour la mettre à ma botte. La passion de Camille pour les fleurs la mettait à la disposition des moindres pétales que je lui offrais. Nadia et Octavie, qui s'épuisaient parfois des heures dans les plaisirs réciproques que vous aviez formellement interdits, étaient à la merci de petits chantages. Et encore, j'y pense, Rose, et son avarice qui tombait en épilepsie à cause d'un sou glissé sous une commode où, vu ma petite taille, je pouvais me faufiler … Les jours de repos, elles ont toutes adoré mes histoires, écouté avec frayeur les méfaits des bandes de voyous aux mœurs sauvages qui plongeaient régulièrement le tout Paris dans l'effroi, le spectacle insolite des rues inondées couvertes de barques longeant les gares et les grands jardins ... si bien que je compris rapidement que celui qui sait raconter contrôle la vie des autres. Dans les journaux, j'ai appris plus sur les hommes qu'en absorbant leur trop-plein de vie chaque soir. Pendant tout ce temps chez vous, "cocotte" choisie pour une clientèle de bourgeois, d’artistes, de politiques et de têtes couronnées, j'ai joué la chatte docile, toujours souriante, avenante, prévenante, mais sous cette peau blanche et frêle, c'est une panthère qui miaulait.
Aujourd'hui, j'ai sorti les griffes. J'ai vidé votre cassette secrète et quitté la capitale, les feux de l’orient, les lourdes tentures, les décolletés vertigineux, les bijoux éclatants et les effluves capiteuses, mais je vous ai laissé de quoi survivre quelques jours, et je suis sûre que vos protecteurs sauront vous consoler et garder intact l'écrin dans lequel ils laissent aller leurs sens. Ne cherchez pas à contacter la police, vous savez que j'en sais trop sur nos clients - à commencer par le gras Bertie et nos chers ministres - pour ne pas manquer de raconter des bavardages aux quotidiens que je lisais chez vous. Dites aux filles que je suis tombée malade et que vous avez dû m'écarter pour ne pas contaminer les hommes. Et au fond, ce n'est pas si faux.
Mon bien-aimé, longtemps voué à l'anathème, m'a finalement rappelé à ses côtés. De retour de son Angleterre industrielle, il parcoure désormais les rues de la capitale, telles les pages d’un livre rose sur les plaisirs secrets de Paris. Ses derniers forfaits ont d'ailleurs fait les beaux jours de la presse, non sans attirer l’attention de l’opinion publique sur la question sociale. Car l'hypothèse de ce chirurgien était la bonne ; d’autres victimes ont effectivement succédé à la jeune Mary. À Londres d’abord, le long de la Tamise où s’entassent dans des taudis les travailleurs misérables, les immigrés, les sans-logis et les vagabonds, puis en France. Et si vous me demandez quoi penser d’une passion si singulière, je vous répondrais que passé le frisson de la transgression, la fascination amoureuse a cédé la place à l’évidence : les criminels sont dans la nature comme le sont la guerre, les épidémies ou la famine due aux mauvaises récoltes. Ils ne sont qu’un instrument, à l'instar de toutes les calamités dont elle nous paraît vouloir nous accabler. Et si je n’ai pas voulu de cette vie-là, cherchant quelques remèdes, un antidote à cet amour, j’ai depuis accepté mon sort, préférant aux sirènes de la décadence qui nous attirent chaque jour un peu plus vers notre ruine, celles de l’amour, aussi discutable soit-il.
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Découvrez le jeu de rôle sur table qui a inspiré cette nouvelle ...
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Et si vous preniez le temps de découvrir le roman qui a inspiré cette nouvelle ...
Crimes est un jeu de rôle historique ancré au cœur de la Belle Époque et inscrit dans la tradition des littératures classique, fantastique et horrifique du XIXe siècle. Cette période, vécue par ses acteurs comme particulièrement douloureuse, est celle d’un monde décadent attirant inexorablement l’humanité vers sa ruine, écartelée entre un optimisme sans limites et une mélancolie aux tonalités apocalyptiques, sans rédemption possible. La Déchéance, comme principe fondateur de cet univers dégénéré et corrompu, entraine inexorablement les personnages, alors qu’ils laissent libre cours à leurs passions et autres déviances, vers leur propre enfer ; avilissement du corps, folie ou autre malédiction.
Crimes est un jeu de rôle historique ancré au cœur de la Belle Époque et inscrit dans la tradition des littératures classique, fantastique et horrifique du XIXe siècle. Cette période, vécue par ses acteurs comme particulièrement douloureuse, est celle d’un monde décadent attirant inexorablement l’humanité vers sa ruine, écartelée entre un optimisme sans limites et une mélancolie aux tonalités apocalyptiques, sans rédemption possible. La Déchéance, comme principe fondateur de cet univers dégénéré et corrompu, entraine inexorablement les personnages, alors qu’ils laissent libre cours à leurs passions et autres déviances, vers leur propre enfer ; avilissement du corps, folie ou autre malédiction.
Crimes est un jeu de rôle historique ancré au cœur de la Belle Époque et inscrit dans la tradition des littératures classique, fantastique et horrifique du XIXe siècle. Cette période, vécue par ses acteurs comme particulièrement douloureuse, est celle d’un monde décadent attirant inexorablement l’humanité vers sa ruine, écartelée entre un optimisme sans limites et une mélancolie aux tonalités apocalyptiques, sans rédemption possible. La Déchéance, comme principe fondateur de cet univers dégénéré et corrompu, entraine inexorablement les personnages, alors qu’ils laissent libre cours à leurs passions et autres déviances, vers leur propre enfer ; avilissement du corps, folie ou autre malédiction.