LE PACTE
UNE NOUVELLE ENFANTÉE PAR LES TÉNÈBRES
Temps de lecture : 6-8 minutes
Auteur : Récits Polyédriques © 2025
La présente nouvelle s'inspire du roman Un bébé pour Rosemary de l'auteur américain Ira Levin, lequel est devenu un véritable classique de la littérature d'épouvante dès sa parution, en 1967 ; critique violente de l’aliénation des femmes prisonnières d'une monstrueuse vie domestique.
L'illustration utilisée ici est l'œuvre de l'artiste conceptuel américain Alexander Mandradjiev, lequel travaille pour l'industrie cinématographique en tant qu'illustrateur. Il a ainsi collaboré avec de nombreux réalisateurs pour des productions comme Avengers : Infinity War, Black Swan, Edge of Tomorrow ou La Tour sombre.
Quel est donc cet esprit de ténèbres, homme, serpent ou dragon, qui plane à tous les horizons du passé ? Dans le ciel, il blasphème et se bat avec les anges ; sur la terre, il se sert de l’homme comme d’un cheval qu’il pique et monte à sa volonté. Il l’afflige, le tourmente, l’excite au péché, et, dans l’abîme, il le punit d’avoir péché. Il habite les carrefours tortueux des villes sombres du moyen-âge, il se perche, comme les hiboux, sur les toits aigus des couvens, se glisse, la nuit, dans la cellule des nonnes, et va voler pour les magiciens des hosties dans les calices, des os dans les cercueils. Les saints en ont peur, Dieu s’en défie. Le grimoire enseigne comment on l’évoque, le rituel comment on le chasse. L’église le maudit, la sorcellerie l’adore. Cet esprit de ténèbres, c’est le démon de la théologie, le diable du conte monacal et de la tradition populaire.
Charles Léopold Louandre
Le Diable, sa vie, ses mœurs et son intervention dans les choses humaines, 1842
Quel est donc cet esprit de ténèbres, homme, serpent ou dragon, qui plane à tous les horizons du passé ? Dans le ciel, il blasphème et se bat avec les anges ; sur la terre, il se sert de l’homme comme d’un cheval qu’il pique et monte à sa volonté. Il l’afflige, le tourmente, l’excite au péché, et, dans l’abîme, il le punit d’avoir péché. Il habite les carrefours tortueux des villes sombres du moyen-âge, il se perche, comme les hiboux, sur les toits aigus des couvens, se glisse, la nuit, dans la cellule des nonnes, et va voler pour les magiciens des hosties dans les calices, des os dans les cercueils. Les saints en ont peur, Dieu s’en défie. Le grimoire enseigne comment on l’évoque, le rituel comment on le chasse. L’église le maudit, la sorcellerie l’adore. Cet esprit de ténèbres, c’est le démon de la théologie, le diable du conte monacal et de la tradition populaire.
Charles Léopold Louandre
Le Diable, sa vie, ses mœurs et son intervention dans les choses humaines, 1842
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Dans la jolie cuisine de leur cinq pièces new-yorkais, au dernier étage d’un imposant immeuble de style victorien, Elisabeth sert une tasse de café à son époux, puis s'assied en face de lui. Le couple, qui vient tout juste d'emménager à Manhattan, apprécie se retrouver chaque matin pour prendre le petit déjeuner. "Faisons des enfants, là, maintenant, parce qu'après, nous n'aurons plus une minute à nous !" plaisantait Matthew au début de leur mariage. Mais les années ont passé, et le bébé tant attendu n'est jamais arrivé, si bien que la boutade est devenue amère, puis franchement douloureuse. Pour autant, ils ne sauraient renoncer à ce rituel affectueux au cours duquel ils ont pour habitude de discuter de tout et de rien, des petites choses du quotidien ... Mais aujourd'hui, l'ambiance est différente, pesante même ; cette nuit, vers trois heures du matin, Elisabeth s'est dressée sur son lit en criant : "Oh, oui ! John !"
Or, si Matthew considère que la sexualité, si elle contribue à leur bonheur mutuel, doit avant tout leur permettre de fonder une famille, il lui est clairement apparu que sa femme avait fait un rêve érotique d'une rare intensité ... et qu'il n'en faisait pas partie. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle cette dernière triture nerveusement le col de sa robe de chambre bleue, les yeux baissés et l'air contrit.
— John Stamos ? Demande-t-il.
— Je ne le connais pas, qui est-ce ?
— Un acteur, mais peu importe. John Cena ?
— Non, je t'assure ...
— Quand même pas Kennedy ?
— Mais non, ne sois pas ridicule.
— C'est un autre John alors. Quelqu'un que tu connais ?
— Mais non, arrête, je n'en sais rien !
— Comment ça tu n'en sais rien ? Tu l'as reconnu quand même ?
— Non, pas du tout ... Il portait un masque.
— Un masque ?! Un masque comment ? Bon sang, mais qu'est-ce que ça veut dire ?
— Je l'ignore, je te le jure ... Mon Amour, je suis fatiguée. Parlons d'autre chose, tu veux bien ...
Le petit-déjeuner terminé, ils se séparent pour le restant de la journée. Matthew tente pendant des heures d'identifier le mystérieux amant, avant de se résoudre. Après tout, si Dieu n'a pas voulu qu'ils deviennent parents, et ce malgré leurs prières et les pèlerinages en Europe, c'est qu'Il a pour eux d'autres projets qui n'incluent certainement pas de sulfureuses et vaines séances de sexe. De son côté, Elisabeth est mortifiée et se sent coupable. Elle passe son temps à énumérer les hommes qu'elle connaît ; anciens camarades d'université, commerçants du quartier, parents des enfants qu'elle accueille au catéchisme où elle consacre l'essentiel de son temps ... La liste est longue, mais aucun ne lui inspire autre chose qu'une saine camaraderie.
Les nuits suivantes, la jeune femme, jusqu'alors si pudique, goûte son plaisir avec une telle fougue que Matthew est parfois contraint de lui plaquer la main sur la bouche, craignant qu'elle ne réveille tout le voisinage. Honteuse, elle qui a toujours fait preuve de retenue face à ce qui évoque la sexualité, elle finit par abuser des calmants, car bien évidemment, ils n'osent en parler ouvertement, et tente de se fatiguer en nettoyant l'appartement de fond en comble. Elle prie beaucoup aussi : Saint-Michel, Saint-Augustin et Sainte-Rita, patronne des causes désespérées, mais rien n'y fait. Quel que soit son état d’épuisement, toutes les nuits, elle se cabre de plaisir en criant le prénom désormais maudit.
Matthew, d'abord perplexe, est devenu franchement soupçonneux. Il rentre régulièrement du bureau en pleine journée pour tenter de surprendre sa compagne et la trouve épuisée de litanies et de somnifères, en train de passer l'aspirateur ou de cuisiner, son chapelet à la main. Le lit conjugal, qui a hébergé leurs ardeurs passées de jeunes mariés, leurs renoncements déchirants, leur complicité sage et résignée, est désormais le siège explosif des rêves débridés de l'une et de la jalousie pesante de l'autre. Il va jusqu'à décrocher le crucifix qui surplombe la couche nuptiale - un cadeau de mariage de ses parents - pour épargner au Christ le spectacle avilissant des orgasmes oniriques de son épouse.
Lorsqu'un collègue lui parle d'une retraite spirituelle intitulée "Se libérer de ses démons par le jeûne et la prière", laquelle propose quatre jours au couvent des Sœurs de la Charité, il s'empresse d'en parler à Elisabeth avant de la déposer, un matin d'été rayonnant, devant les grilles monumentales de l'établissement religieux. Accueillie par les aumônières et un petit groupe de laïcs, elle participe bientôt à ses premières séances quotidiennes. Les participants sont une douzaine, hommes et femmes de tous âges, et les "démons" qu'ils veulent exorciser sont variables : une vieille dame toute ridée confesse voler les fleurs dans les cimetières, non pas pour les placer sur la tombe de son mari, mais pour décorer son appartement. Une jeune mère épuisée a tenté d'assommer sa belle-mère parce qu’elle voulait lui donner des conseils sur son bébé. Un trentenaire, distingué et beau garçon, fait allusion à une addiction à l'alcool ...
Le soir venu, alors qu'elle regagne sa chambre, elle est subitement prise de vertiges, tandis que les murs de pierre autour d'elle se mettent à tournoyer lentement. Par chance, une ombre masculine providentielle surgit derrière elle et l’agrippe avant qu'elle ne s'évanouisse dans le couloir.
— Vous allez bien ? Vous voulez que je prévienne quelqu'un ?
Le mystérieux inconnu porte un élégant costume complet de couleur sombre qui souligne sa silhouette harmonieuse. À la fois beau et charismatique, il parle d’une voix douce et chaleureuse, cependant que son regard, d’un bleu profond, attire irrémédiablement celui de la jeune femme.
— Non, non, ça va passer ... Je suis juste un peu fatiguée.
— Dans ce cas, permettez-moi de vous raccompagner à votre chambre.
— Merci, mais c'est inutile, je vais déjà mieux. Toutes ces histoires personnelles, ces vies bousculées ... Sans doute était-ce un peu trop pour moi.
— Vous savez, votre présence en ces lieux ne peut être le fruit du hasard. Elle s'inscrit nécessairement dans un but bien précis. Y avez-vous songé ?
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien ... N'êtes-vous pas venu pour vous reposer et trouver un peu de réconfort avant de faire des choix importants ?
— De quels choix parlez-vous ? demande-t-elle, alors que les propos du mystérieux personnage, à moins que ce ne soit son sourire bienveillant, provoquent en son for intérieur une étonnante confusion.
— Je l'ignore. Mais s’il ne s’agit pas de prendre une décision, alors peut-être avez-vous quelque chose à vous faire pardonner ?
— Je ne sais pas ... non, je ne crois pas. Je pense faire preuve de respect dans tous les domaines de ma vie.
— Vous en êtes certaine ?
— ... Il y a bien mon mari, Matthew. On ne se parle presque plus depuis que nous avons emménagé ici, à New York. Chacun préfère vivre les choses à sa façon, vous comprenez ?
— Les "choses" ?
— Nous n’arrivons pas à voir d’enfant, et la douleur est terrible, omniprésente, à tel point que notre quotidien n’est plus rythmé que par les vagues de désespoir … Mais pourquoi est-ce que je vous parle de tout ça ? Nous nous connaissons à peine.
— Si vous le souhaitez, nous pourrons discuter une prochaine fois des épreuves que la vie croit bon mettre sur notre route, et de comment les surmonter. Car la vie est impitoyable, voilà une grande vérité, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle vous condamne à être malheureuse pour le restant de vos jours, au contraire !
— Pourquoi pas.
— Nous voici arrivés. Si vous avez le moindre souci, venez me voir, je suis toujours disponible pour aider ceux qui en expriment le besoin.
— Mais ... Je ne sais même pas comment vous vous appelez ?
— Vraiment, vous l'ignorez ?
Cette interrogation finit d’embraser les pensées les plus secrètes d’Elisabeth. Intimidée, elle esquisse un sourire ; cela fait des jours que Matthew n'a plus pour elle le moindre geste de tendresse, que les pulsions, les fantasmes et le plaisir ont cédé la place à une sexualité primitive, mécanique, avec pour seul dessein de donner la vie. Pour autant, elle se sait séduisante, avec ses longues jambes fines et ses courbes qui attirent les regards. Mais alors qu'elle est gagnée par l'envie soudaine d’un rapprochement physique, elle sent la chaleur d'un désir charnel monter brusquement en elle ; une attirance si puissante qu’elle devine que les mots vont rapidement devenir inutiles, superflus.
— Je me prénomme William, mais ici, tout le monde m’appelle John.
— ... John, répète-elle à demi-mots, les yeux voilés de larmes et les joues rougies par l’émotion.
— Je suis un collègue de Matthew.
Le couvent des Sœurs de la Charité est une ancienne forteresse du treizième siècle dont les murs, épais de plus d'un mètre, ont été conçus pour résister aux assauts barbares. Elle a été vendue pour être démontée, pierre par pierre, et transportées aux États-Unis afin d'être reconstruite à l'identique en plein cœur de Central Park et y accueillir l'actuelle congrégation. Et c'est heureux, car huit siècles plus tard, ces mêmes murs protègent les saintes oreilles des religieuses et le précieux sommeil des retraitants. En effet, dans une des cellules depuis transformée en chambre, Elisabeth, nue, le corps brûlant mais parfaitement réveillée, hurle avec passion le prénom d'un amant bien réel qu’elle chevauche en gémissant, ignorant que les ondulations de son bassin vont à jamais renverser l’ordre céleste ...
À l'issue des quatre jours de retraite, Matthew retrouve comme convenu son épouse en pleine forme, sereine et joyeuse. Elle a bien par moments un éclat triomphant, quelque chose de brillant dans le regard, mais il n'y prête gère attention. On lui avait fait le serment qu’elle retrouverait un sommeil calme et vertueux, et c’est tout ce qui lui importe, d’autant qu’il peut enfin raccrocher le Christ au-dessus de leur lit sans crainte de l’offusquer. Il peut aussi ressortir sa plaisanterie surannée à propos de leur paix précaire du matin, car désormais, pour leur plus grand bonheur, le ventre d'Elisabeth s'est arrondit sous sa robe de chambre bleue.
Aux amis et membres de la famille qui lui posent la question, la future maman répond, un peu gênée : "Non, nous ne savons pas encore ce que c'est."
Dans la jolie cuisine de leur cinq pièces new-yorkais, au dernier étage d’un imposant immeuble de style victorien, Elisabeth sert une tasse de café à son époux, puis s'assied en face de lui. Le couple, qui vient tout juste d'emménager à Manhattan, apprécie se retrouver chaque matin pour prendre le petit déjeuner. "Faisons des enfants, là, maintenant, parce qu'après, nous n'aurons plus une minute à nous !" plaisantait Matthew au début de leur mariage. Mais les années ont passé, et le bébé tant attendu n'est jamais arrivé, si bien que la boutade est devenue amère, puis franchement douloureuse. Pour autant, ils ne sauraient renoncer à ce rituel affectueux au cours duquel ils ont pour habitude de discuter de tout et de rien, des petites choses du quotidien ... Mais aujourd'hui, l'ambiance est différente, pesante même ; cette nuit, vers trois heures du matin, Elisabeth s'est dressée sur son lit en criant : "Oh, oui ! John !"
Or, si Matthew considère que la sexualité, si elle contribue à leur bonheur mutuel, doit avant tout leur permettre de fonder une famille, il lui est clairement apparu que sa femme avait fait un rêve érotique d'une rare intensité ... et qu'il n'en faisait pas partie. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle cette dernière triture nerveusement le col de sa robe de chambre bleue, les yeux baissés et l'air contrit.
— John Stamos ? Demande-t-il.
— Je ne le connais pas, qui est-ce ?
— Un acteur, mais peu importe. John Cena ?
— Non, je t'assure ...
— Quand même pas Kennedy ?
— Mais non, ne sois pas ridicule.
— C'est un autre John alors. Quelqu'un que tu connais ?
— Mais non, arrête, je n'en sais rien !
— Comment ça tu n'en sais rien ? Tu l'as reconnu quand même ?
— Non, pas du tout ... Il portait un masque.
— Un masque ?! Un masque comment ? Bon sang, mais qu'est-ce que ça veut dire ?
— Je l'ignore, je te le jure ... Mon Amour, je suis fatiguée. Parlons d'autre chose, tu veux bien ...
Le petit-déjeuner terminé, ils se séparent pour le restant de la journée. Matthew tente pendant des heures d'identifier le mystérieux amant, avant de se résoudre. Après tout, si Dieu n'a pas voulu qu'ils deviennent parents, et ce malgré leurs prières et les pèlerinages en Europe, c'est qu'Il a pour eux d'autres projets qui n'incluent certainement pas de sulfureuses et vaines séances de sexe. De son côté, Elisabeth est mortifiée et se sent coupable. Elle passe son temps à énumérer les hommes qu'elle connaît ; anciens camarades d'université, commerçants du quartier, parents des enfants qu'elle accueille au catéchisme où elle consacre l'essentiel de son temps ... La liste est longue, mais aucun ne lui inspire autre chose qu'une saine camaraderie.
Les nuits suivantes, la jeune femme, jusqu'alors si pudique, goûte son plaisir avec une telle fougue que Matthew est parfois contraint de lui plaquer la main sur la bouche, craignant qu'elle ne réveille tout le voisinage. Honteuse, elle qui a toujours fait preuve de retenue face à ce qui évoque la sexualité, elle finit par abuser des calmants, car bien évidemment, ils n'osent en parler ouvertement, et tente de se fatiguer en nettoyant l'appartement de fond en comble. Elle prie beaucoup aussi : Saint-Michel, Saint-Augustin et Sainte-Rita, patronne des causes désespérées, mais rien n'y fait. Quel que soit son état d’épuisement, toutes les nuits, elle se cabre de plaisir en criant le prénom désormais maudit.
Matthew, d'abord perplexe, est devenu franchement soupçonneux. Il rentre régulièrement du bureau en pleine journée pour tenter de surprendre sa compagne et la trouve épuisée de litanies et de somnifères, en train de passer l'aspirateur ou de cuisiner, son chapelet à la main. Le lit conjugal, qui a hébergé leurs ardeurs passées de jeunes mariés, leurs renoncements déchirants, leur complicité sage et résignée, est désormais le siège explosif des rêves débridés de l'une et de la jalousie pesante de l'autre. Il va jusqu'à décrocher le crucifix qui surplombe la couche nuptiale - un cadeau de mariage de ses parents - pour épargner au Christ le spectacle avilissant des orgasmes oniriques de son épouse.
Lorsqu'un collègue lui parle d'une retraite spirituelle intitulée "Se libérer de ses démons par le jeûne et la prière", laquelle propose quatre jours au couvent des Sœurs de la Charité, il s'empresse d'en parler à Elisabeth avant de la déposer, un matin d'été rayonnant, devant les grilles monumentales de l'établissement religieux. Accueillie par les aumônières et un petit groupe de laïcs, elle participe bientôt à ses premières séances quotidiennes. Les participants sont une douzaine, hommes et femmes de tous âges, et les "démons" qu'ils veulent exorciser sont variables : une vieille dame toute ridée confesse voler les fleurs dans les cimetières, non pas pour les placer sur la tombe de son mari, mais pour décorer son appartement. Une jeune mère épuisée a tenté d'assommer sa belle-mère parce qu’elle voulait lui donner des conseils sur son bébé. Un trentenaire, distingué et beau garçon, fait allusion à une addiction à l'alcool ...
Le soir venu, alors qu'elle regagne sa chambre, elle est subitement prise de vertiges, tandis que les murs de pierre autour d'elle se mettent à tournoyer lentement. Par chance, une ombre masculine providentielle surgit derrière elle et l’agrippe avant qu'elle ne s'évanouisse dans le couloir.
— Vous allez bien ? Vous voulez que je prévienne quelqu'un ?
Le mystérieux inconnu porte un élégant costume complet de couleur sombre qui souligne sa silhouette harmonieuse. À la fois beau et charismatique, il parle d’une voix douce et chaleureuse, cependant que son regard, d’un bleu profond, attire irrémédiablement celui de la jeune femme.
— Non, non, ça va passer ... Je suis juste un peu fatiguée.
— Dans ce cas, permettez-moi de vous raccompagner à votre chambre.
— Merci, mais c'est inutile, je vais déjà mieux. Toutes ces histoires personnelles, ces vies bousculées ... Sans doute était-ce un peu trop pour moi.
— Vous savez, votre présence en ces lieux ne peut être le fruit du hasard. Elle s'inscrit nécessairement dans un but bien précis. Y avez-vous songé ?
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien ... N'êtes-vous pas venu pour vous reposer et trouver un peu de réconfort avant de faire des choix importants ?
— De quels choix parlez-vous ? demande-t-elle, alors que les propos du mystérieux personnage, à moins que ce ne soit son sourire bienveillant, provoquent en son for intérieur une étonnante confusion.
— Je l'ignore. Mais s’il ne s’agit pas de prendre une décision, alors peut-être avez-vous quelque chose à vous faire pardonner ?
— Je ne sais pas ... non, je ne crois pas. Je pense faire preuve de respect dans tous les domaines de ma vie.
— Vous en êtes certaine ?
— ... Il y a bien mon mari, Matthew. On ne se parle presque plus depuis que nous avons emménagé ici, à New York. Chacun préfère vivre les choses à sa façon, vous comprenez ?
— Les "choses" ?
— Nous n’arrivons pas à voir d’enfant, et la douleur est terrible, omniprésente, à tel point que notre quotidien n’est plus rythmé que par les vagues de désespoir … Mais pourquoi est-ce que je vous parle de tout ça ? Nous nous connaissons à peine.
— Si vous le souhaitez, nous pourrons discuter une prochaine fois des épreuves que la vie croit bon mettre sur notre route, et de comment les surmonter. Car la vie est impitoyable, voilà une grande vérité, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle vous condamne à être malheureuse pour le restant de vos jours, au contraire !
— Pourquoi pas.
— Nous voici arrivés. Si vous avez le moindre souci, venez me voir, je suis toujours disponible pour aider ceux qui en expriment le besoin.
— Mais ... Je ne sais même pas comment vous vous appelez ?
— Vraiment, vous l'ignorez ?
Cette interrogation finit d’embraser les pensées les plus secrètes d’Elisabeth. Intimidée, elle esquisse un sourire ; cela fait des jours que Matthew n'a plus pour elle le moindre geste de tendresse, que les pulsions, les fantasmes et le plaisir ont cédé la place à une sexualité primitive, mécanique, avec pour seul dessein de donner la vie. Pour autant, elle se sait séduisante, avec ses longues jambes fines et ses courbes qui attirent les regards. Mais alors qu'elle est gagnée par l'envie soudaine d’un rapprochement physique, elle sent la chaleur d'un désir charnel monter brusquement en elle ; une attirance si puissante qu’elle devine que les mots vont rapidement devenir inutiles, superflus.
— Je me prénomme William, mais ici, tout le monde m’appelle John.
— ... John, répète-elle à demi-mots, les yeux voilés de larmes et les joues rougies par l’émotion.
— Je suis un collègue de Matthew.
Le couvent des Sœurs de la Charité est une ancienne forteresse du treizième siècle dont les murs, épais de plus d'un mètre, ont été conçus pour résister aux assauts barbares. Elle a été vendue pour être démontée, pierre par pierre, et transportées aux États-Unis afin d'être reconstruite à l'identique en plein cœur de Central Park et y accueillir l'actuelle congrégation. Et c'est heureux, car huit siècles plus tard, ces mêmes murs protègent les saintes oreilles des religieuses et le précieux sommeil des retraitants. En effet, dans une des cellules depuis transformée en chambre, Elisabeth, nue, le corps brûlant mais parfaitement réveillée, hurle avec passion le prénom d'un amant bien réel qu’elle chevauche en gémissant, ignorant que les ondulations de son bassin vont à jamais renverser l’ordre céleste ...
À l'issue des quatre jours de retraite, Matthew retrouve comme convenu son épouse en pleine forme, sereine et joyeuse. Elle a bien par moments un éclat triomphant, quelque chose de brillant dans le regard, mais il n'y prête gère attention. On lui avait fait le serment qu’elle retrouverait un sommeil calme et vertueux, et c’est tout ce qui lui importe, d’autant qu’il peut enfin raccrocher le Christ au-dessus de leur lit sans crainte de l’offusquer. Il peut aussi ressortir sa plaisanterie surannée à propos de leur paix précaire du matin, car désormais, pour leur plus grand bonheur, le ventre d'Elisabeth s'est arrondit sous sa robe de chambre bleue.
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Ira Levin (1929-2007), dramaturge américain estimé, entreprend une carrière de scénariste à la télévision avant de connaitre le succès littéraire avec la publication de plusieurs best-sellers écrits en prévision d'adaptations cinématographiques, dont le plus célèbre, Un bébé pour Rosemary, publié en 1967, est devenu un classique du roman d'épouvante, avant même la célèbre adaptation cinématographique de Roman Polanski, un an plus tard. Un appartement hanté par le diable, une femme enceinte, des voisins inquiétants, une angoisse sourde et grandissante ... D'une grande maîtrise stylistique, ce huis-clos paranoïaque, diabolique et moderne, ensorcèle le lecteur jusqu’à le contraindre à croire à l'incroyable.
Ira Levin (1929-2007), dramaturge américain estimé, entreprend une carrière de scénariste à la télévision avant de connaitre le succès littéraire avec la publication de plusieurs best-sellers écrits en prévision d'adaptations cinématographiques, dont le plus célèbre, Un bébé pour Rosemary, publié en 1967, est devenu un classique du roman d'épouvante, avant même la célèbre adaptation cinématographique de Roman Polanski, un an plus tard. Un appartement hanté par le diable, une femme enceinte, des voisins inquiétants, une angoisse sourde et grandissante ... D'une grande maîtrise stylistique, ce huis-clos paranoïaque, diabolique et moderne, ensorcèle le lecteur jusqu’à le contraindre à croire à l'incroyable.
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Ira Levin (1929-2007), dramaturge américain estimé, entreprend une carrière de scénariste à la télévision avant de connaitre le succès littéraire avec la publication de plusieurs best-sellers écrits en prévision d'adaptations cinématographiques, dont le plus célèbre, Un bébé pour Rosemary, publié en 1967, est devenu un classique du roman d'épouvante, avant même la célèbre adaptation cinématographique de Roman Polanski, un an plus tard. Un appartement hanté par le diable, une femme enceinte, des voisins inquiétants, une angoisse sourde et grandissante ... D'une grande maîtrise stylistique, ce huis-clos paranoïaque, diabolique et moderne, ensorcèle le lecteur jusqu’à le contraindre à croire à l'incroyable.