LES GÉANTS
DE JÖTUNHEIM
UNE NOUVELLE POUR TALES FROM THE LOOP
Temps de lecture : 4-6 minutes
Auteur : Récits Polyédriques © 2025
Cette courte nouvelle dépeint l'ambiance mystérieuse et oppressante qui caractérise le jeu de rôle sur table Tales From The Loop. Elle figure une société néo-futuriste qui a définitivement perdu tout contact avec la nature, au point d’affecter à tout jamais son propre environnement.
L'illustration sélectionnée pour l'occasion est une peinture numérique de l'artiste suédois Simon Stålenhag, mondialement célèbre pour ses romans graphiques peuplés de machines étranges et de bêtes fantastiques.
D'ici vinrent les filles Savantes en toutes choses. Trois, venant de la mer qui s'étend sous Yggdrasill, l'arbre primitif sur lequel reposent les neuf royaumes ; l'une est appelée Urd, l'autre Verdandi - elles gravaient sur le bois. La troisième est Skuld : elles ont fait les lois, elles ont fixé les vies aux fils des temps, elles énoncent et arrêtent le destin des hommes.
Auteur inconnu
Extrait de la Völuspá du Codex Regius, vers 1270
D'ici vinrent les filles Savantes en toutes choses. Trois, venant de la mer qui s'étend sous Yggdrasill, l'arbre primitif sur lequel reposent les neuf royaumes ; l'une est appelée Urd, l'autre Verdandi - elles gravaient sur le bois. La troisième est Skuld : elles ont fait les lois, elles ont fixé les vies aux fils des temps, elles énoncent et arrêtent le destin des hommes.
Auteur inconnu
Extrait de la Völuspá du Codex Regius, vers 1270
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À l’image d’une grande partie des habitants du Svealand, j’ai passé une mauvaise nuit. Nous ne sommes que début mars, mais déjà les premières chaleurs ont transformé la plupart des appartements en véritables fours solaires. Une fois n'est pas coutume, le printemps, et après lui l’été, va être brûlant ... au sens propre, hélas. Je jette un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine, en attendant que mon café finisse de couler. Le soleil se lève au-dessus de Stockholm, découpe les crêtes, fait scintiller les dernières neiges. C’est peut-être la millième fois que j’assiste au spectacle, et même si je sais que tout cela n’est qu’illusion, la magie opère toujours. De toute façon, il n’y avait pas d’autre alternative possible ; s’opposer à leur dessein invraisemblable, c’était faire preuve d’égoïsme, tout simplement. Voilà comment ils nous ont présenté les choses, comment ils nous l'ont vendu.
Cela faisait des décennies que Stockholm la surpeuplée avait colonisé tout le comté, des rives de la mer Baltique jusqu’aux frontières des provinces de Södermanland, de l’Uppland et de Västmanland. Des opérations immobilières monumentales l'avaient définitivement relié aux communes de l’archipel, et quelques 24 000 îlots de toutes tailles avaient disparus, ne laissant çà et là que quelques hectares de verdure qui semblaient avoir été préservés pour fournir aux dépliants des offices de tourisme les clichés d’un décor pastoral révolu. Les insulaires du lac Mälar eux-mêmes, après une résistance acharnée, finirent par céder et des immeubles ont surgi par dizaines, faisant de chaque parcelle de terrain, jusqu’à lors couverte d’épaisses forêts, des quartiers d’habitation pareils à des poulaillers industriels. Seules les îles regroupées à l'est, à l'image de la petite Munsö, célèbre pour avoir abrité les infrastructures du Loop et qui avait pour cette raison conservée si longtemps son aspect bucolique, parvinrent à préserver leur environnement si typique, ni tout à fait en ville, ni tout à fait à la campagne. Mais cela ne suffisait pas et les migrants continuaient d’affluer, attirés par la seule ressource qui ait encore de la valeur dans ce monde en lambeaux, autrefois banale mais désormais vitale : l’eau potable.
Face à cette situation intenable, certains ont imaginé l’inconcevable ; le grand Terrassement. Puisqu’on n’avait plus de place, on allait en faire, c’était aussi simple que ça. Évidemment, et malgré la multiplication des annonces officielles, nombre d’entre nous avaient pris l’information à la légère. Remblayer l'intégralité de l'archipel de Stockholm, célébré pour ses espaces verts et sa qualité de vie ? Vous en avez d’autres des idées stupides ? Ridicule, impensable, irréalisable ! Mais dans ce type d’opération, l’effrayante splendeur du génie humain est souvent sans limites. Afin de mener à bien ces travaux titanesques, le gouvernement fonda une entreprise qui parvint, chiffres à l’appui, à concrétiser le projet, à le rendre possible ; on allait se retrousser les manches et raser l’une des régions les plus importantes de toute l’Europe du nord, transformer sa topographie et ses paysages de manière définitive. L’hostilité qui s’ensuivit relégua la sanglante journée des Machines à un petit geste d’agacement. Mais ce que l’économie veut, Dieu le veut également, et il suffit de monter les opposants les uns contre les autres, d'annoncer un programme à la pointe de l’innovation et au rayonnement international et d'évoquer la création de milliers d’emplois, pour balayer toute velléité d’opposition. Cinq ans plus tard, une armée de pelleteuses, de bulldozers et autres camions, chassait définitivement toutes les créatures mythologiques qui nous protégeaient depuis des siècles contre la mauvaise fortune. Dix années supplémentaires passées dans le bruit, la poussière et les embouteillages chroniques engendrés par le ballet incessant des engins de chantier, et un jour, on nous annonce en fanfare que c’est fait, c’est terminé, et dans les temps en plus.
Ainsi naquit l’effroyable forteresse de Nya Utgard ... Deux cent mille logements, commerces et bureaux, repartis au sein de douze quartiers tentaculaires qui rappellent les douze temples consacrés aux Ases, divinités primordiales apparentées à Odin. Cent géants de béton et d’acier aux formes extravagantes, évocation dégénérée d’une nature qui se tenait encore là il y a peu, au point qu’il nous semble possible d'en saisir les contours. Des femmes, des hommes, des enfants, des robots domestiques, des écoles, des bibliothèques, des restaurants, des routes, des lignes de gravitrains ... Une véritable fourmilière dont on perçoit la rumeur depuis les berges de la mer Baltique, elle-même survolée par les transporteurs à magnétrine. Reste un détail : l’œil hébété du stockholmois de souche, tourné vers l’ouest, contemplant sans y croire le nouveau panorama qu’on lui a imposé. Réaction normale, prévisible : la greffe, trop brutale, ne prend pas. On a beau se dire que le monde change et qu’il faut vivre avec, ça ne passe pas. Alors, comme on peint un trompe-l’œil sur le pignon aveugle d’un bâtiment, une filiale de la Krafta Corporation, conglomérat formé d’une dizaine d’entreprises, équipe bientôt les immeubles d’écrans parfaitement ajustés qui tels les géants nordiques, maitre-bâtisseurs dotés du pouvoir divin de l'illusion, projettent en continu une image virtuelle du paysage tel qu’il était avant, avec ses levers et couchers de soleil, l’évolution des saisons et les variations météorologiques. Voilà ce que je vois ce matin depuis ma fenêtre : une image, une trame de pixels évoquant une nature perdue pour toujours, des sentiers que plus personne n’arpentera, un air qu’on ne respirera plus.
Ultime gargouillis de la machine à café. Je me sers une tasse, tandis que ma fille, tout juste réveillée, s’assoit sur mes genoux et m’arrache à ma contemplation : "Papa, papa. S’il te plaît, raconte-moi encore l’histoire des trois Nornes."
À l’image d’une grande partie des habitants du Svealand, j’ai passé une mauvaise nuit. Nous ne sommes que début mars, mais déjà les premières chaleurs ont transformé la plupart des appartements en véritables fours solaires. Une fois n'est pas coutume, le printemps, et après lui l’été, va être brûlant ... au sens propre, hélas. Je jette un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine, en attendant que mon café finisse de couler. Le soleil se lève au-dessus de Stockholm, découpe les crêtes, fait scintiller les dernières neiges. C’est peut-être la millième fois que j’assiste au spectacle, et même si je sais que tout cela n’est qu’illusion, la magie opère toujours. De toute façon, il n’y avait pas d’autre alternative possible ; s’opposer à leur dessein invraisemblable, c’était faire preuve d’égoïsme, tout simplement. Voilà comment ils nous ont présenté les choses, comment ils nous l'ont vendu.
Cela faisait des décennies que Stockholm la surpeuplée avait colonisé tout le comté, des rives de la mer Baltique jusqu’aux frontières des provinces de Södermanland, de l’Uppland et de Västmanland. Des opérations immobilières monumentales l'avaient définitivement relié aux communes de l’archipel, et quelques 24 000 îlots de toutes tailles avaient disparus, ne laissant çà et là que quelques hectares de verdure qui semblaient avoir été préservés pour fournir aux dépliants des offices de tourisme les clichés d’un décor pastoral révolu. Les insulaires du lac Mälar eux-mêmes, après une résistance acharnée, finirent par céder et des immeubles ont surgi par dizaines, faisant de chaque parcelle de terrain, jusqu’à lors couverte d’épaisses forêts, des quartiers d’habitation pareils à des poulaillers industriels. Seules les îles regroupées à l'est, à l'image de la petite Munsö, célèbre pour avoir abrité les infrastructures du Loop et qui avait pour cette raison conservée si longtemps son aspect bucolique, parvinrent à préserver leur environnement si typique, ni tout à fait en ville, ni tout à fait à la campagne. Mais cela ne suffisait pas et les migrants continuaient d’affluer, attirés par la seule ressource qui ait encore de la valeur dans ce monde en lambeaux, autrefois banale mais désormais vitale : l’eau potable.
Face à cette situation intenable, certains ont imaginé l’inconcevable ; le grand Terrassement. Puisqu’on n’avait plus de place, on allait en faire, c’était aussi simple que ça. Évidemment, et malgré la multiplication des annonces officielles, nombre d’entre nous avaient pris l’information à la légère. Remblayer l'intégralité de l'archipel de Stockholm, célébré pour ses espaces verts et sa qualité de vie ? Vous en avez d’autres des idées stupides ? Ridicule, impensable, irréalisable ! Mais dans ce type d’opération, l’effrayante splendeur du génie humain est souvent sans limites. Afin de mener à bien ces travaux titanesques, le gouvernement fonda une entreprise qui parvint, chiffres à l’appui, à concrétiser le projet, à le rendre possible ; on allait se retrousser les manches et raser l’une des régions les plus importantes de toute l’Europe du nord, transformer sa topographie et ses paysages de manière définitive. L’hostilité qui s’ensuivit relégua la sanglante journée des Machines à un petit geste d’agacement. Mais ce que l’économie veut, Dieu le veut également, et il suffit de monter les opposants les uns contre les autres, d'annoncer un programme à la pointe de l’innovation et au rayonnement international et d'évoquer la création de milliers d’emplois, pour balayer toute velléité d’opposition. Cinq ans plus tard, une armée de pelleteuses, de bulldozers et autres camions, chassait définitivement toutes les créatures mythologiques qui nous protégeaient depuis des siècles contre la mauvaise fortune. Dix années supplémentaires passées dans le bruit, la poussière et les embouteillages chroniques engendrés par le ballet incessant des engins de chantier, et un jour, on nous annonce en fanfare que c’est fait, c’est terminé, et dans les temps en plus.
Ainsi naquit l’effroyable forteresse de Nya Utgard ... Deux cent mille logements, commerces et bureaux, repartis au sein de douze quartiers tentaculaires qui rappellent les douze temples consacrés aux Ases, divinités primordiales apparentées à Odin. Cent géants de béton et d’acier aux formes extravagantes, évocation dégénérée d’une nature qui se tenait encore là il y a peu, au point qu’il nous semble possible d'en saisir les contours. Des femmes, des hommes, des enfants, des robots domestiques, des écoles, des bibliothèques, des restaurants, des routes, des lignes de gravitrains ... Une véritable fourmilière dont on perçoit la rumeur depuis les berges de la mer Baltique, elle-même survolée par les transporteurs à magnétrine. Reste un détail : l’œil hébété du stockholmois de souche, tourné vers l’ouest, contemplant sans y croire le nouveau panorama qu’on lui a imposé. Réaction normale, prévisible : la greffe, trop brutale, ne prend pas. On a beau se dire que le monde change et qu’il faut vivre avec, ça ne passe pas. Alors, comme on peint un trompe-l’œil sur le pignon aveugle d’un bâtiment, une filiale de la Krafta Corporation, conglomérat formé d’une dizaine d’entreprises, équipe bientôt les immeubles d’écrans parfaitement ajustés qui tels les géants nordiques, maitre-bâtisseurs dotés du pouvoir divin de l'illusion, projettent en continu une image virtuelle du paysage tel qu’il était avant, avec ses levers et couchers de soleil, l’évolution des saisons et les variations météorologiques. Voilà ce que je vois ce matin depuis ma fenêtre : une image, une trame de pixels évoquant une nature perdue pour toujours, des sentiers que plus personne n’arpentera, un air qu’on ne respirera plus.
Ultime gargouillis de la machine à café. Je me sers une tasse, tandis que ma fille, tout juste réveillée, s’assoit sur mes genoux et m’arrache à ma contemplation : "Papa, papa. S’il te plaît, raconte-moi encore l’histoire des trois Nornes."
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Tales From The Loop est un jeu de rôle d'anticipation des années 80 dans lequel vous incarnez des enfants et des adolescents dont la vie monotone, entre les devoirs qui n’en finissent pas, vos frères et sœurs avec lesquels vous vous chamaillez sans cesse, vos parents qui sont sur votre dos pour un rien et cette bande qui vous harcèle dès qu’elle en a l’occasion, va basculer sans prévenir. Confrontés à des événements fantastiques qui semblent directement liés à cet étrange complexe scientifique construit par le gouvernement, vous allez devoir enquêter sur une série de mystères, surmonter nombre d'obstacles et de dangers, afin d’en percer les secrets.
Tales From The Loop est un jeu de rôle d'anticipation des années 80 dans lequel vous incarnez des enfants et des adolescents dont la vie monotone, entre les devoirs qui n’en finissent pas, vos frères et sœurs avec lesquels vous vous chamaillez sans cesse, vos parents qui sont sur votre dos pour un rien et cette bande qui vous harcèle dès qu’elle en a l’occasion, va basculer sans prévenir. Confrontés à des événements fantastiques qui semblent directement liés à cet étrange complexe scientifique construit par le gouvernement, vous allez devoir enquêter sur une série de mystères, surmonter nombre d'obstacles et de dangers, afin d’en percer les secrets.
Tales From The Loop est un jeu de rôle d'anticipation des années 80 dans lequel vous incarnez des enfants et des adolescents dont la vie monotone, entre les devoirs qui n’en finissent pas, vos frères et sœurs avec lesquels vous vous chamaillez sans cesse, vos parents qui sont sur votre dos pour un rien et cette bande qui vous harcèle dès qu’elle en a l’occasion, va basculer sans prévenir. Confrontés à des événements fantastiques qui semblent directement liés à cet étrange complexe scientifique construit par le gouvernement, vous allez devoir enquêter sur une série de mystères, surmonter nombre d'obstacles et de dangers, afin d’en percer les secrets.