PEINE DE FERS
UNE NOUVELLE QUI PREND SA SOURCE DANS LES RÊVES
Temps de lecture : 4-6 minutes
Auteur : Récits Polyédriques © 2025
La présente nouvelle s'inspire du roman Les soldats de la mer, paru pour la première fois en 1968. Il s'agit de l'ouvrage le plus connu de Yves et Ada Rémy, lequel mêle avec brio science-fiction et fantastique, et a acquis au fil du temps et des rééditions le statut de véritable chef-d'œuvre de la littérature de l'étrange.
L'illustration utilisée ici est l'œuvre de l'artiste conceptuel britannique Pete Amachree, lequel a longtemps collaboré avec les industries du cinéma et des jeux vidéo avant d'intégrer le studio Alta Media, spécialisé dans la conception de solutions 3D à destination de la réalité virtuelle.
Si on songeait de plus en plus à représenter au Conseil au sommet les protectorats les plus importants, si les groupes ethniques furent la plupart du temps considérés comme des masses respectables et par là, à civiliser, il n’en est pas de même des minorités si légitimes qu‘elles fussent. On ne vit pas sous la Fédération de massacres comme ceux dont s’étaient rendues coupables Laërne, Libemoth, Durango et Doña Real par le passé, mais la main de la Ligue fut souvent gantée de fer : peuplades transférées, manœuvres tendant à dresser les tribus les unes contre les autres, assauts injustifiés contre les villages insoumis, chasse aux autonomistes, trafics d’armes et, hélas, d’hommes.
Nouvelle histoire de la Fédération, 1er cycle
Les soldats de la mer, Yves et Ada Rémy, 1968
Si on songeait de plus en plus à représenter au Conseil au sommet les protectorats les plus importants, si les groupes ethniques furent la plupart du temps considérés comme des masses respectables et par là, à civiliser, il n’en est pas de même des minorités si légitimes qu‘elles fussent. On ne vit pas sous la Fédération de massacres comme ceux dont s’étaient rendues coupables Laërne, Libemoth, Durango et Doña Real par le passé, mais la main de la Ligue fut souvent gantée de fer : peuplades transférées, manœuvres tendant à dresser les tribus les unes contre les autres, assauts injustifiés contre les villages insoumis, chasse aux autonomistes, trafics d’armes et, hélas, d’hommes.
Nouvelle histoire de la Fédération, 1er cycle
Les soldats de la mer, Yves et Ada Rémy, 1968
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Han ! Le godet de métal s'enfonce dans le sol. Je soulève la terre lourde et gorgée d'eau. Elle est chargée d'immondes bestioles velues, pleines de pattes, de pinces et d'appendices biscornus et menaçants, grosses comme le pouce et se tortillant comme des asticots à la fête dans une fosse commune.
Han ! Le tas d'immondices vole d'un coup sec sur ma gauche. Un premier rideau de sueur voile mes yeux, alors qu’un second trempe mon dos et coule en grosses gouttes entre mes reins. L'air est tellement saturé d'humidité que même un poisson pourrait y respirer. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. La fièvre ? Oui, la fièvre ... Les nuées d’insectes qui s'acharnent sur chacun de nous ? Aussi, sans doute ... Le souffle court, je plante une nouvelle fois ma pelle dans cette tourbe noirâtre et nauséabonde issue de la décomposition de matières organiques et végétales, avant de soulever et de jeter une autre motte grouillante.
Ici, on vous fait trimer jusqu'à ce que vos chairs fondent et que votre corps se décharne et ressemble à celui d’un cadavre ... Je m'appelle Ansgar Raynauld. Ici, la chaleur, les supplices odieux et la souffrance rongent votre mémoire et diluent votre esprit. Mais je refuse ! Je m'appelle Ansgar Raynauld ! Tous les jours, tout le temps, je répète inlassablement la même litanie : je m'appelle Ansgar Raynauld. Je m'appelle Ansgar Raynauld. Je m'appelle Ansgar Raynauld …
Je m'appelle Ansgar Raynauld et j'étais étudiant en lettres à Marienbourg. C'était une époque d'espoir et d'enthousiasme, une époque où l'humanité semblait enfin tenir la clef du bonheur : la science progressait à grandes enjambées, la médecine faisait des miracles, la technique réduisait les distances et reliait les Hommes, la justice sociale était à portée de main.
Nous étions trois jeunes amis inséparables et pleins de vie, amoureux de la poésie dans toutes ses nuances, des vers lumineux et passionnés autant que des rimes sombres et mélancoliques. Nous suivions les mêmes cours à l'Université, fréquentions les mêmes cafés et, parfois, offrions des bouquets de fleurs aux mêmes jeunes filles, innocentes et naïves. Mais surtout, nous croyions en un avenir meilleur, faisant fi de l'injustice et de l'oppression, pour leur préférer l'égalité, la paix et la liberté des peuples. L'étatisme était le courant émergeant, le vrai moteur du progrès social, et nous l'embrassâmes vigoureusement en le reconnaissant comme le digne héritier des dialecticiens. Nous assistions à des réunions politiques, discutions avec ardeur, manifestions aux côtés de nos camarades et, quand la garde municipale chargeait sans ménagement, détalions comme de joyeux garnements. Nous vivions les temps exaltés et héroïques de notre jeunesse !
Puis Erich changea graduellement, tenant des discours de plus en plus radicaux. Je me souvins de son grand-père assassiné, avec des milliers d'autres, lors de la répression sanglante conduite par la Fédération au prétexte que la province de Marienbourg ne pouvait rejoindre la principauté de Niedernau, puisque sous la tutelle de Lauterbronn ... Comme je l'apprendrais trop tard, la métamorphose de ses propos en charges haineuses provenait toutefois de l'influence néfaste de nouvelles "relations" avec qui il s'était secrètement lié d’amitié ; des frondeurs farouchement opposés à l'Hydre de Laërne et ses dirigeants sans âge, froids et indifférents ! Un jour, il se vu confier le soin d'apporter discrètement un colis à l'un des leurs, mais le paquet explosa malencontreusement au beau milieu du boulevard, le tuant sur le coup, ainsi qu’un infortuné groupe d'étudiants tout juste à ses côtés.
La police eut tôt fait de remonter le réseau tout entier, ainsi que le fil de ses fréquentations. Le malheureux Jürgen glissa du toit par lequel il tentait d'échapper aux gendarmes venus l'interroger, et fit une chute mortelle. Quant à moi, je fus interpellé à la terrasse d'un café où je lisais en toute quiétude le célèbre conte fantastique de Wilhelm, le Joueur de Dames. Les compagnons d’Erich finirent logiquement devant un peloton d'exécution. Et bien qu'ils eussent reconnu mon innocence, les juges décidèrent de donner un exemple à cette jeunesse qu'ils considéraient responsable des troubles grandissants, me condamnant, à ma grande stupéfaction, à une peine de transportation pour mes activités prétendument infamantes contre la chose publique.
C'est ainsi que je fus envoyé sur un misérable îlot inhabité des vastes territoires d'outre-mer, non loin des premiers comptoirs florissants du nouveau continent, poursuivant mon effroyable voyage dans le cauchemar qui m'avait soudainement avalé. Nous fûmes accueillis par le gouverneur en personne ; un haut fonctionnaire bedonnant - ancien officier de marine, distingué et affable, à la petite moustache grisonnante. Il s'exprimait d'une voix chaude et cordiale et nous servit un discours de bienvenue teinté d'un optimisme singulier, nous vantant les mérites du travail qui ferait de nous des hommes meilleurs, tout en contribuant à la prospérité de la colonie et la grandeur de la Fédération ! Une fois notre peine purgée, nous aurions le droit de nous installer, de fonder une famille et de vivre en hommes libres, pour notre plus grand bonheur et celui de nos concitoyens ... Il montrait à l'évidence une foi inébranlable dans les institutions et leurs intentions hautement louables, d'autant que notre exil forcé répondait de toute évidence à un désir de colonisation de territoires restés jusqu'alors en marge.
Le gouverneur et ses surveillants militaires, qui n’avaient pas pour mission de rendre heureux les hommes qui leur étaient confiés, s’acquittaient de leur tâche au-delà de toutes prévisions. En proie à la sous-alimentation, aux fièvres et à la cruauté de cette société isolée où règnent la corruption, l’arbitraire et l’injustice, l'espoir de s'en retourner au pays rejoindre les siens s'éloignait chaque jour un peu plus, quand bien même il faisait rêver secrètement chacun d'entre nous.
Han ! Je m'appelle Ansgar Raynauld. Je me retourne pour contempler le travail accompli et laisse éclater un rire hystérique ; tant de souffrance, tant d'atrocités pour une route coloniale qui ne mène nulle part, malgré des décennies d'efforts acharnés et des centaines de vies sacrifiées ... Une route perdue sur une île du bout du monde, que des forces invisibles s'évertuent à disloquer et à enterrer à coups de pluies torrentielles, comme pour défier la vanité des Hommes et mettre un terme à leur essor ... Une route couverte de bonnes intentions dont chaque pavé représente le crâne d'un bagnard et chaque borne celui d'un gardien, mais qui ne sera bientôt plus qu'un lointain souvenir, rêve oublié tel un sillon creusé dans le sable d'une plage imaginaire des Monagues, à marée basse.
Han ! Le godet de métal s'enfonce dans le sol. Je soulève la terre lourde et gorgée d'eau. Elle est chargée d'immondes bestioles velues, pleines de pattes, de pinces et d'appendices biscornus et menaçants, grosses comme le pouce et se tortillant comme des asticots à la fête dans une fosse commune.
Han ! Le tas d'immondices vole d'un coup sec sur ma gauche. Un premier rideau de sueur voile mes yeux, alors qu’un second trempe mon dos et coule en grosses gouttes entre mes reins. L'air est tellement saturé d'humidité que même un poisson pourrait y respirer. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. La fièvre ? Oui, la fièvre ... Les nuées d’insectes qui s'acharnent sur chacun de nous ? Aussi, sans doute ... Le souffle court, je plante une nouvelle fois ma pelle dans cette tourbe noirâtre et nauséabonde issue de la décomposition de matières organiques et végétales, avant de soulever et de jeter une autre motte grouillante.
Ici, on vous fait trimer jusqu'à ce que vos chairs fondent et que votre corps se décharne et ressemble à celui d’un cadavre ... Je m'appelle Ansgar Raynauld. Ici, la chaleur, les supplices odieux et la souffrance rongent votre mémoire et diluent votre esprit. Mais je refuse ! Je m'appelle Ansgar Raynauld ! Tous les jours, tout le temps, je répète inlassablement la même litanie : je m'appelle Ansgar Raynauld. Je m'appelle Ansgar Raynauld. Je m'appelle Ansgar Raynauld …
Je m'appelle Ansgar Raynauld et j'étais étudiant en lettres à Marienbourg. C'était une époque d'espoir et d'enthousiasme, une époque où l'humanité semblait enfin tenir la clef du bonheur : la science progressait à grandes enjambées, la médecine faisait des miracles, la technique réduisait les distances et reliait les Hommes, la justice sociale était à portée de main.
Nous étions trois jeunes amis inséparables et pleins de vie, amoureux de la poésie dans toutes ses nuances, des vers lumineux et passionnés autant que des rimes sombres et mélancoliques. Nous suivions les mêmes cours à l'Université, fréquentions les mêmes cafés et, parfois, offrions des bouquets de fleurs aux mêmes jeunes filles, innocentes et naïves. Mais surtout, nous croyions en un avenir meilleur, faisant fi de l'injustice et de l'oppression, pour leur préférer l'égalité, la paix et la liberté des peuples. L'étatisme était le courant émergeant, le vrai moteur du progrès social, et nous l'embrassâmes vigoureusement en le reconnaissant comme le digne héritier des dialecticiens. Nous assistions à des réunions politiques, discutions avec ardeur, manifestions aux côtés de nos camarades et, quand la garde municipale chargeait sans ménagement, détalions comme de joyeux garnements. Nous vivions les temps exaltés et héroïques de notre jeunesse !
Puis Erich changea graduellement, tenant des discours de plus en plus radicaux. Je me souvins de son grand-père assassiné, avec des milliers d'autres, lors de la répression sanglante conduite par la Fédération au prétexte que la province de Marienbourg ne pouvait rejoindre la principauté de Niedernau, puisque sous la tutelle de Lauterbronn ... Comme je l'apprendrais trop tard, la métamorphose de ses propos en charges haineuses provenait toutefois de l'influence néfaste de nouvelles "relations" avec qui il s'était secrètement lié d’amitié ; des frondeurs farouchement opposés à l'Hydre de Laërne et ses dirigeants sans âge, froids et indifférents ! Un jour, il se vu confier le soin d'apporter discrètement un colis à l'un des leurs, mais le paquet explosa malencontreusement au beau milieu du boulevard, le tuant sur le coup, ainsi qu’un infortuné groupe d'étudiants tout juste à ses côtés.
La police eut tôt fait de remonter le réseau tout entier, ainsi que le fil de ses fréquentations. Le malheureux Jürgen glissa du toit par lequel il tentait d'échapper aux gendarmes venus l'interroger, et fit une chute mortelle. Quant à moi, je fus interpellé à la terrasse d'un café où je lisais en toute quiétude le célèbre conte fantastique de Wilhelm, le Joueur de Dames. Les compagnons d’Erich finirent logiquement devant un peloton d'exécution. Et bien qu'ils eussent reconnu mon innocence, les juges décidèrent de donner un exemple à cette jeunesse qu'ils considéraient responsable des troubles grandissants, me condamnant, à ma grande stupéfaction, à une peine de transportation pour mes activités prétendument infamantes contre la chose publique.
C'est ainsi que je fus envoyé sur un misérable îlot inhabité des vastes territoires d'outre-mer, non loin des premiers comptoirs florissants du nouveau continent, poursuivant mon effroyable voyage dans le cauchemar qui m'avait soudainement avalé. Nous fûmes accueillis par le gouverneur en personne ; un haut fonctionnaire bedonnant - ancien officier de marine, distingué et affable, à la petite moustache grisonnante. Il s'exprimait d'une voix chaude et cordiale et nous servit un discours de bienvenue teinté d'un optimisme singulier, nous vantant les mérites du travail qui ferait de nous des hommes meilleurs, tout en contribuant à la prospérité de la colonie et la grandeur de la Fédération ! Une fois notre peine purgée, nous aurions le droit de nous installer, de fonder une famille et de vivre en hommes libres, pour notre plus grand bonheur et celui de nos concitoyens ... Il montrait à l'évidence une foi inébranlable dans les institutions et leurs intentions hautement louables, d'autant que notre exil forcé répondait de toute évidence à un désir de colonisation de territoires restés jusqu'alors en marge.
Le gouverneur et ses surveillants militaires, qui n’avaient pas pour mission de rendre heureux les hommes qui leur étaient confiés, s’acquittaient de leur tâche au-delà de toutes prévisions. En proie à la sous-alimentation, aux fièvres et à la cruauté de cette société isolée où règnent la corruption, l’arbitraire et l’injustice, l'espoir de s'en retourner au pays rejoindre les siens s'éloignait chaque jour un peu plus, quand bien même il faisait rêver secrètement chacun d'entre nous.
Han ! Je m'appelle Ansgar Raynauld. Je me retourne pour contempler le travail accompli et laisse éclater un rire hystérique ; tant de souffrance, tant d'atrocités pour une route coloniale qui ne mène nulle part, malgré des décennies d'efforts acharnés et des centaines de vies sacrifiées ... Une route perdue sur une île du bout du monde, que des forces invisibles s'évertuent à disloquer et à enterrer à coups de pluies torrentielles, comme pour défier la vanité des Hommes et mettre un terme à leur essor ... Une route couverte de bonnes intentions dont chaque pavé représente le crâne d'un bagnard et chaque borne celui d'un gardien, mais qui ne sera bientôt plus qu'un lointain souvenir, rêve oublié tel un sillon creusé dans le sable d'une plage imaginaire des Monagues, à marée basse.
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Trois nations sur le déclin décident de s'unir pour prendre en main leur destinée, au cœur d’une Europe centrale du souvenir, et non de l'histoire ... Cet ouvrage retrace le devenir de leurs armées et de leurs soldats au travers de dix-sept nouvelles aux ambiances et situations variées, qu’elles soient étranges, glaçantes ou amusantes, mais toutes reliées entre elles par une trame commune. Parue pour la première fois en 1968, la présente version de ce véritable chef-d’œuvre de la littérature fantastique française a été entièrement revue par ses auteurs, Yves et Ada Rémy, avant d'être republiée par les maisons d'édition Fleuve Noir en 1998 et Dystopia, en avril 2013.
Trois nations sur le déclin décident de s'unir pour prendre en main leur destinée, au cœur d’une Europe centrale du souvenir, et non de l'histoire ... Cet ouvrage retrace le devenir de leurs armées et de leurs soldats au travers de dix-sept nouvelles aux ambiances et situations variées, qu’elles soient étranges, glaçantes ou amusantes, mais toutes reliées entre elles par une trame commune. Parue pour la première fois en 1968, la présente version de ce véritable chef-d’œuvre de la littérature fantastique française a été entièrement revue par ses auteurs, Yves et Ada Rémy, avant d'être republiée par les maisons d'édition Fleuve Noir en 1998 et Dystopia, en avril 2013.
Trois nations sur le déclin décident de s'unir pour prendre en main leur destinée, au cœur d’une Europe centrale du souvenir, et non de l'histoire ... Cet ouvrage retrace le devenir de leurs armées et de leurs soldats au travers de dix-sept nouvelles aux ambiances et situations variées, qu’elles soient étranges, glaçantes ou amusantes, mais toutes reliées entre elles par une trame commune. Parue pour la première fois en 1968, la présente version de ce véritable chef-d’œuvre de la littérature fantastique française a été entièrement revue par ses auteurs, Yves et Ada Rémy, avant d'être republiée par les maisons d'édition Fleuve Noir en 1998 et Dystopia, en avril 2013.