UN JARDIN
DANS L'ÎLE D'ARRAN
UNE NOUVELLE DE GÉRARD PRÉVOT
Temps de lecture : 7-9 minutes
Auteur : Gérard Prévot © 1970
La présente nouvelle, parue pour la première fois en 1970 dans le recueil Le démon de février, rapporte la vision des mondes innommables de son auteur, Gérard Prévot, dans un style net et percutant. Après avoir abordé tous les genres littéraires, de la poésie au théâtre, en passant par le journalisme et l'écriture de romans, il s'est finalement attaqué à la rédaction de contes fantastiques, publiant une douzaine d'ouvrages.
L'illustration utilisée ici est l'œuvre de l'artiste conceptuel américain Aaron Limonick. Spécialisé dans le divertissement, il a travaillé sur de nombreux projets pour Disney, Neversoft Entertainment, Paramount Pictures ou la 20th Century Fox ... avant de rejoindre l'éditeur de jeux vidéo Activision Blizzard en qualité de directeur artistique.
Réalité ou rêve ? Vérité ou illusion ? Ainsi se trouve-t-on amené au cœur du fantastique. Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s'expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l'événement doit opter pour l'une des deux solutions possibles : ou bien il s'agit d'une illusion des sens, d'un produit de l'imagination et les lois du monde restent alors ce qu'elles sont ; ou bien l'événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu'on le rencontre rarement.
Tzvetan Todorov
Introduction à la littérature fantastique, 1970
Réalité ou rêve ? Vérité ou illusion ? Ainsi se trouve-t-on amené au cœur du fantastique. Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s'expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l'événement doit opter pour l'une des deux solutions possibles : ou bien il s'agit d'une illusion des sens, d'un produit de l'imagination et les lois du monde restent alors ce qu'elles sont ; ou bien l'événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu'on le rencontre rarement.
Tzvetan Todorov
Introduction à la littérature fantastique, 1970
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Si l'on sort de l'Irlande, en venant de Londonderry, par le Magilligan Point, on pénètre dans les eaux du canal du Nord et l'on a bientôt devant soi l'île d'Arran, île écossaise de la région de Bute, qu'il ne faut pas confondre avec l'île d'Aran, au nord-ouest de l'Irlande, beaucoup plus sévère d'aspect. Prise sous un hiver d'apparence éternel, la petite île d'Aran garde sur ses rochers assez de traces des luttes de l'homme et de la mer, et par conséquent assez d'algues et d'odeur d'huile de foie de morue, pour détourner le voyageur ordinaire. L'île écossaise, en revanche, est d'un abord plus agréable, mais la brume y est fréquente et il y traîne assez d'histoires de fantômes pour dérouter, aux deux sens du terme, les rares étrangers qui s'y aventurent. C'est pourtant près de Kilmory, dans un vieux presbytère de l'île d'Arran, que le major Friedrich Ullmann se retira pour écrire ses mémoires.
Venant des lacs et des châteaux de cette région bavaroise que hante toujours l'ombre de Louis II, le major Ullmann estimait sans doute qu'il ne serait pas trop dépaysé dans une région capable encore de faire fleurir des légendes. À tout prendre, il ne ferait qu'échanger un fantôme qu'il connaissait bien pour d'autres qu'il apprendrait à connaître. Surtout, il voulait mettre une distance entre sa terre natale et lui. Ayant servi autrefois dans l'armée allemande, il avait mis un point d'honneur à s'opposer autant qu'il l'avait pu au régime nazi, avait participé de loin aux rares complots contre Hitler et, pour le reste, s'était borné à traverser la guerre avec un revolver de bois, afin d'être sûr de ne tuer personne. Friedrich Ullmann était un pacifiste convaincu. Une seule fois, au cours de l'hiver qui suivit l'invasion de la Pologne, il avait dénoncé un juif, David Schonberg, parce qu'il ne pouvait faire autrement. Schonberg était du reste déjà traqué à ce moment-là, et puis il était vieux, et puis Ullmann devait faire la preuve de son appartenance à la race aryenne. Déjà, l'on murmurait autour de lui. Les enquêtes étaient promptes à ce moment-là et il devenait extrêmement difficile, quand elles étaient entreprises, de les arrêter. En dénonçant Schonberg, Ullmann sauvait sa peau. C'était, lui semblait-il, un cas de légitime défense. Si maigre qu'elle fût, cette seule affaire avait ôté à Friedrich Ullmann le goût de vivre en Bavière et, la guerre finie, il avait vainement essayé de trouver dans les brasseries munichoises un oubli qu'il venait, en fin de compte, près de trente ans après, quémander aux landes écossaises.
Ici, dans cet ancien presbytère voisin de Kilmory, il lui semblait qu'il lui serait Le récit fantastique facile, grâce à la pension qu'on lui verserait mensuellement à la banque, d'achever tranquillement une existence qui n'avait été que trop secouée par les événements et d'écrire ses mémoires qui lui vaudraient sans doute un regain de notoriété. En exceptant l'incident Schonberg, Ullmann dirait tout. Il savait assez de choses sur l'ancien régime pour fournir à n'importe quel éditeur la matière d'un volume épais, dénonciateur et retentissant. Il ne restait plus qu'à l'écrire.
Dans sa retraite de l'île d'Arran, Friedrich Ullmann n'était pas seul. Il emmenait avec lui sa femme, Maria, la fille d'un ancien pasteur de Lippstadt, et une gouvernante, Gisèle Beaumont, rencontrée à Paris. Ullmann avait du reste hésité un instant entre la France et l'Écosse. Une vieille habitude militaire et le goût de la solitude n'avaient pas tardé à lui faire préférer les ombres de la lande écossaise à celles des rives de la Seine. C'est donc ici, dans ce presbytère un peu délabré mais fort correct des environs de Kilmory, qu'il écrirait ses mémoires.
Les premiers jours, il ne se passa rien. Friedrich se contenta d'amasser les cahiers sur une table d'une chambre de l'étage. Maria relut la Bible et, sous quelques prétextes qui ne lui eussent pas été nécessaires mais qu'elle préféra employer, prit contact avec les autorités de l'endroit. Quant à Gisèle, elle assuma son rôle de gouvernante au mieux, mêlant à l'ordinaire de la cuisine insulaire ces quelques éléments bourguignons ou provençaux sans lesquels tous les plats se fussent révélés fades.
Vint l'instant de la rédaction des mémoires, qui coïncida avec les premières brumes automnales. Friedrich Ullmann allait attaquer le premier chapitre, consacré aux années d'adolescence antérieures au régime, lorsque Gisèle vint l'avertir de la présence d'un fantôme dans le jardin. Il s'agissait, selon ses dires, d'un vieux musicien, armé d'un violon ou d'une mitraillette — elle ne pouvait pas préciser — qui, sur l'herbe du presbytère, invitait d'un signe d'autres musiciens invisibles à se joindre à lui. Prodigieusement intéressé par ce récit, Ullmann déplaça lui-même son bureau, qu'il mit sous la fenêtre donnant sur la cour. Mais le soir vint avant qu'il pût apercevoir quoi que ce fût, et le mémorialiste remit au lendemain la rédaction des premières pages et l'observation du phénomène. Contrairement à ce que Friedrich Ullmann attendait, la soirée et la nuit furent calmes. Vers dix heures, ce soir-là, Gisèle gagna sa chambre. Resté seul auprès de sa femme, Friedrich ne put s'empêcher de lui faire part de ce qui s'était passé dans l'après-midi. Mais Maria, interrompant un moment sa lecture, se contenta de hausser les épaules et lui lut ce verset du livre de Job : Cherche dans ton souvenir : quel est l'innocent qui a péri ? Quels sont les justes qui ont été exterminés ?
Cette nuit-là, Friedrich Ullmann dormit mal. Il comprit soudain que "Schonberg" en français se disait "Beaumont". Ainsi, le nom de son ancienne victime et celui de sa gouvernante étaient pareils. Mais il n'osa pas réveiller Maria pour lui annoncer sa découverte et, se promettant de renvoyer au plus tôt cette Gisèle Beaumont de qui toute son inquiétude venait, surveilla longtemps les ombres du feu de bois avant de trouver, dans un bref assoupissement, le repos réparateur.
Le lendemain, en s'éveillant, il en parla à Maria, qui était la seule à connaître son crime ancien et qui se contenta de l'inviter au calme. Il ne fallait rien précipiter. On surveillerait Gisèle, voilà tout. En dépit de cette coïncidence des noms, il était fort improbable que cette jeune gouvernante française cherchât à venger un vieux juif mort depuis près de trente ans dans les boues de la Silésie. Au besoin, il serait aisé de mener une enquête à Paris et jusque dans ce Le récit fantastique village de Picardie où Gisèle disait avoir passé son enfance. Plus simplement, Maria croyait que la gouvernante, plus sensible par son âge et par sa condition à tous les récits fantastiques que les insulaires répandaient comme afin d'entretenir un folklore, verrait bientôt des fantômes partout. Selon elle, il suffisait de rester calme et de n'attacher à tout cela qu'une importance extrêmement relative.
Le repas de midi achevé, Friedrich regagna sa chambre de l'étage. Au passage, il dit à voix basse à Maria :
— En tout cas, nous sommes complices.
Maria en fut peinée, car cette simple phrase disait assez combien Friedrich était encore hanté par le passé, combien il semblait préoccupé par l'incident dérisoire de la veille et combien, à tout prendre, il manquait de caractère. Dès que Friedrich eut rejoint son bureau, Maria courut à la cuisine et apostropha durement Gisèle, lui interdisant à l'avenir de colporter encore des ragots semblables à ceux de la veille. Si elle apercevait encore un fantôme entre les arbres du jardin, eh bien, elle garderait pour elle cette prétendue apparition, et si la peur lui rendait la vie impossible dans l'île d'Arran, ni Maria ni Friedrich ne verraient le moindre inconvénient à ce qu'elle retournât en France. Une gouvernante écossaise aurait des nerfs plus exercés et représenterait peut-être une économie. La cuisine seule en souffrirait, mais Maria laissa entendre qu'elle était prête à se nourrir exclusivement de conserves si c'était là le prix de la tranquillité. Quant à Friedrich, ayant été nourri toute sa vie par l'intendance allemande, il n'y verrait aucune différence. Ainsi avertie, Gisèle Beaumont comprit qu'il lui faudrait désormais apprendre à avoir peur toute seule et se garda bien d'émettre la moindre objection.
Avant de s'asseoir à la table du bureau et d'attaquer la rédaction de ses mémoires, Friedrich Ullmann entrouvrit la fenêtre et observa que la brume, plus épaisse que la veille, avait envahi toute la propriété. Un vent froid, venu de la mer, courait sur les herbes, giflait les arbres au passage et ne demandait qu'à pénétrer dans les maisons. Friedrich Ullmann ferma la fenêtre et, cessant de s'intéresser à ce qui se passait au dehors, entreprit d'écrire ses mémoires. L'inspiration de la veille éteinte, il n'avait aucune idée précise et, se donnant tout l'automne et tout l'hiver pour arriver à ses fins, se proposa de rédiger d'abord un plan. Il faudrait un plan solide, en six parties, capable à la fois de dénoncer toutes les laideurs et toutes les atrocités d'un régime, mais de préserver l'intégrité d'une armée à laquelle Ullmann s'enorgueillissait d'appartenir, et de montrer à quel point lui, Ullmann, n'avait été sa vie durant qu'un homme de devoir. Tout en rêvant à ces idées, il dessina sur le buvard quelques traits qui, à la longue, ressemblèrent à une potence. Surpris, puis furieux contre lui-même, Ullmann écrivit à côté le mot "Schonberg". Il se leva, s'empara du buvard ainsi détérioré et le jeta dans le feu de bois allumé par Gisèle. Il revint au bureau, ouvrit un tiroir, prit un autre buvard et se disposa à écrire. La cloche du portail fut un instant agitée. Friedrich Ullmann souleva le rideau de la fenêtre, se pencha, ne vit rien et allait reprendre la rédaction interrompue quand il lui sembla apercevoir, dans les herbes du jardin, une ombre armée d'un violon. À moins que ce ne fût une mitraillette. Il éteignit et attendit. L'ombre parut hésiter puis se dissoudre. Un coup de vent plus fort ouvrit la fenêtre mal fermée et Ullmann se leva d'un bond. Il lui sembla que l'ombre était devant lui, dans le jardin, à l'abri d'un arbre, et le regardait. Il demeura longtemps immobile et se persuada que l'ombre du jardin n'était rien d'autre que celle de l'arbre. Il fut tenté de descendre au salon et d'en rire avec Maria quand, sur un nouveau son de Le récit fantastique cloche, il vit l'ombre faire un vague signe en direction du portail. Incapable d'en supporter davantage, il se tapit dans l'ombre de la chambre et attendit longtemps. Il lui semblait par instants qu'un petit orchestre bizarre jouait en sourdine dans le parc. Il crut reconnaître quelques mesures de Mozart, puis cela devenait quelque chose de grinçant et d'absurde. N'osant plus regarder, il écoutait. Le silence était pire que tout.
Combien de temps cela dura-t-il ? Ullmann n'aurait pu le dire. Il vit peu à peu s'établir sur les environs un faux soir qui se prolongea tout l'après-midi, puis le soir lui-même, chargé de brume et de pluie. Il s'étonna un peu de s'entendre appeler "Friedrich" et descendit. Dans le salon calme et blanc, il retrouva Maria et Gisèle qui vaquaient à leur ordinaire, comme indifférentes à ce qui se passait dans ce presbytère des environs de Kilmory. Il ne toucha qu'à peine aux plats du soir et ne but que deux verres d'une bière pourtant excellente. Il renonça à la lecture de la Bible, écourta les propos que Maria désirait lui tenir et, prétextant la fatigue intellectuelle de la journée, se coucha plus tôt que d'habitude. Toute la nuit, écoutant sonner à intervalles réguliers les coups d'un clocher voisin, coups que le vent semblait prendre plaisir à amplifier et qui venaient – coups sourds, coups lents, coups funèbres – heurter les volets de l'étage, toute la nuit, le major Ullmann s'interrogea sur la possible correspondance du fantôme de l'île d'Arran et du juif jadis liquidé.
N'osant plus s'en ouvrir à personne – Maria l'aurait traité de lâche et Gisèle l'aurait trahi –, il vécut seul pendant quinze jours encore avec l'appréhension de ce qui devait venir. Le jour, enfermé dans son bureau où les pages blanches lui semblèrent n'être qu'une protection de plus en plus dérisoire, il guettait dans la brume du parc l'intrusion de l'ombre. La moindre feuille remuant dans les arbres, la moindre chute au loin d'un oiseau, le moindre écho de cloche apporté par le vent, tout prenait aussitôt l'aspect d'un cauchemar. Il ne prenait de repos qu'aux heures, de plus en plus brèves, où Maria, par sa présence amicale, et Gisèle, par le seul fait d'être là, réussissaient à le distraire de son mal. Encore avait-il fini par admettre, au fond de lui, que ces deux femmes étaient de connivence avec l'ombre, et ne livrait-il plus que ses observations les plus élémentaires, de crainte d'être dénoncé. La nuit, il ne dormait guère et s'habituait à voir un peuple de spectres traverser ses pensées les plus humbles. Il dépérissait.
Le seizième jour, vers la fin de l'après-midi, le major Friedrich Ullmann entendit la cloche du portail, ouvrit le tiroir du bureau, se saisit de la corde qui retenait les manuscrits intacts, descendit en toute hâte dans le jardin, crut voir une ombre sur le seuil, balbutia quelque chose dans le vent et se pendit. Quand les autorités de Kilmory vinrent, ce soir-là, s'informer auprès de Maria et de sa gouvernante, elles trouvèrent deux femmes en larmes auprès d'un cadavre.
Au printemps suivant, par un matin d'avril, le presbytère fut fermé et Maria et Gisèle quittèrent à jamais le jardin d'Arran. L’une regagnait Lippstadt ; l'autre, Paris. Quant à savoir si les deux femmes étaient d'intelligence ou si les fantômes de Kilmory existent vraiment, je n'en dirai rien. Je n'en sais rien, du reste.
Si l'on sort de l'Irlande, en venant de Londonderry, par le Magilligan Point, on pénètre dans les eaux du canal du Nord et l'on a bientôt devant soi l'île d'Arran, île écossaise de la région de Bute, qu'il ne faut pas confondre avec l'île d'Aran, au nord-ouest de l'Irlande, beaucoup plus sévère d'aspect. Prise sous un hiver d'apparence éternel, la petite île d'Aran garde sur ses rochers assez de traces des luttes de l'homme et de la mer, et par conséquent assez d'algues et d'odeur d'huile de foie de morue, pour détourner le voyageur ordinaire. L'île écossaise, en revanche, est d'un abord plus agréable, mais la brume y est fréquente et il y traîne assez d'histoires de fantômes pour dérouter, aux deux sens du terme, les rares étrangers qui s'y aventurent. C'est pourtant près de Kilmory, dans un vieux presbytère de l'île d'Arran, que le major Friedrich Ullmann se retira pour écrire ses mémoires.
Venant des lacs et des châteaux de cette région bavaroise que hante toujours l'ombre de Louis II, le major Ullmann estimait sans doute qu'il ne serait pas trop dépaysé dans une région capable encore de faire fleurir des légendes. À tout prendre, il ne ferait qu'échanger un fantôme qu'il connaissait bien pour d'autres qu'il apprendrait à connaître. Surtout, il voulait mettre une distance entre sa terre natale et lui. Ayant servi autrefois dans l'armée allemande, il avait mis un point d'honneur à s'opposer autant qu'il l'avait pu au régime nazi, avait participé de loin aux rares complots contre Hitler et, pour le reste, s'était borné à traverser la guerre avec un revolver de bois, afin d'être sûr de ne tuer personne. Friedrich Ullmann était un pacifiste convaincu. Une seule fois, au cours de l'hiver qui suivit l'invasion de la Pologne, il avait dénoncé un juif, David Schonberg, parce qu'il ne pouvait faire autrement. Schonberg était du reste déjà traqué à ce moment-là, et puis il était vieux, et puis Ullmann devait faire la preuve de son appartenance à la race aryenne. Déjà, l'on murmurait autour de lui. Les enquêtes étaient promptes à ce moment-là et il devenait extrêmement difficile, quand elles étaient entreprises, de les arrêter. En dénonçant Schonberg, Ullmann sauvait sa peau. C'était, lui semblait-il, un cas de légitime défense. Si maigre qu'elle fût, cette seule affaire avait ôté à Friedrich Ullmann le goût de vivre en Bavière et, la guerre finie, il avait vainement essayé de trouver dans les brasseries munichoises un oubli qu'il venait, en fin de compte, près de trente ans après, quémander aux landes écossaises.
Ici, dans cet ancien presbytère voisin de Kilmory, il lui semblait qu'il lui serait Le récit fantastique facile, grâce à la pension qu'on lui verserait mensuellement à la banque, d'achever tranquillement une existence qui n'avait été que trop secouée par les événements et d'écrire ses mémoires qui lui vaudraient sans doute un regain de notoriété. En exceptant l'incident Schonberg, Ullmann dirait tout. Il savait assez de choses sur l'ancien régime pour fournir à n'importe quel éditeur la matière d'un volume épais, dénonciateur et retentissant. Il ne restait plus qu'à l'écrire.
Dans sa retraite de l'île d'Arran, Friedrich Ullmann n'était pas seul. Il emmenait avec lui sa femme, Maria, la fille d'un ancien pasteur de Lippstadt, et une gouvernante, Gisèle Beaumont, rencontrée à Paris. Ullmann avait du reste hésité un instant entre la France et l'Écosse. Une vieille habitude militaire et le goût de la solitude n'avaient pas tardé à lui faire préférer les ombres de la lande écossaise à celles des rives de la Seine. C'est donc ici, dans ce presbytère un peu délabré mais fort correct des environs de Kilmory, qu'il écrirait ses mémoires.
Les premiers jours, il ne se passa rien. Friedrich se contenta d'amasser les cahiers sur une table d'une chambre de l'étage. Maria relut la Bible et, sous quelques prétextes qui ne lui eussent pas été nécessaires mais qu'elle préféra employer, prit contact avec les autorités de l'endroit. Quant à Gisèle, elle assuma son rôle de gouvernante au mieux, mêlant à l'ordinaire de la cuisine insulaire ces quelques éléments bourguignons ou provençaux sans lesquels tous les plats se fussent révélés fades.
Vint l'instant de la rédaction des mémoires, qui coïncida avec les premières brumes automnales. Friedrich Ullmann allait attaquer le premier chapitre, consacré aux années d'adolescence antérieures au régime, lorsque Gisèle vint l'avertir de la présence d'un fantôme dans le jardin. Il s'agissait, selon ses dires, d'un vieux musicien, armé d'un violon ou d'une mitraillette — elle ne pouvait pas préciser — qui, sur l'herbe du presbytère, invitait d'un signe d'autres musiciens invisibles à se joindre à lui. Prodigieusement intéressé par ce récit, Ullmann déplaça lui-même son bureau, qu'il mit sous la fenêtre donnant sur la cour. Mais le soir vint avant qu'il pût apercevoir quoi que ce fût, et le mémorialiste remit au lendemain la rédaction des premières pages et l'observation du phénomène. Contrairement à ce que Friedrich Ullmann attendait, la soirée et la nuit furent calmes. Vers dix heures, ce soir-là, Gisèle gagna sa chambre. Resté seul auprès de sa femme, Friedrich ne put s'empêcher de lui faire part de ce qui s'était passé dans l'après-midi. Mais Maria, interrompant un moment sa lecture, se contenta de hausser les épaules et lui lut ce verset du livre de Job : Cherche dans ton souvenir : quel est l'innocent qui a péri ? Quels sont les justes qui ont été exterminés ?
Cette nuit-là, Friedrich Ullmann dormit mal. Il comprit soudain que "Schonberg" en français se disait "Beaumont". Ainsi, le nom de son ancienne victime et celui de sa gouvernante étaient pareils. Mais il n'osa pas réveiller Maria pour lui annoncer sa découverte et, se promettant de renvoyer au plus tôt cette Gisèle Beaumont de qui toute son inquiétude venait, surveilla longtemps les ombres du feu de bois avant de trouver, dans un bref assoupissement, le repos réparateur.
Le lendemain, en s'éveillant, il en parla à Maria, qui était la seule à connaître son crime ancien et qui se contenta de l'inviter au calme. Il ne fallait rien précipiter. On surveillerait Gisèle, voilà tout. En dépit de cette coïncidence des noms, il était fort improbable que cette jeune gouvernante française cherchât à venger un vieux juif mort depuis près de trente ans dans les boues de la Silésie. Au besoin, il serait aisé de mener une enquête à Paris et jusque dans ce Le récit fantastique village de Picardie où Gisèle disait avoir passé son enfance. Plus simplement, Maria croyait que la gouvernante, plus sensible par son âge et par sa condition à tous les récits fantastiques que les insulaires répandaient comme afin d'entretenir un folklore, verrait bientôt des fantômes partout. Selon elle, il suffisait de rester calme et de n'attacher à tout cela qu'une importance extrêmement relative.
Le repas de midi achevé, Friedrich regagna sa chambre de l'étage. Au passage, il dit à voix basse à Maria :
— En tout cas, nous sommes complices.
Maria en fut peinée, car cette simple phrase disait assez combien Friedrich était encore hanté par le passé, combien il semblait préoccupé par l'incident dérisoire de la veille et combien, à tout prendre, il manquait de caractère. Dès que Friedrich eut rejoint son bureau, Maria courut à la cuisine et apostropha durement Gisèle, lui interdisant à l'avenir de colporter encore des ragots semblables à ceux de la veille. Si elle apercevait encore un fantôme entre les arbres du jardin, eh bien, elle garderait pour elle cette prétendue apparition, et si la peur lui rendait la vie impossible dans l'île d'Arran, ni Maria ni Friedrich ne verraient le moindre inconvénient à ce qu'elle retournât en France. Une gouvernante écossaise aurait des nerfs plus exercés et représenterait peut-être une économie. La cuisine seule en souffrirait, mais Maria laissa entendre qu'elle était prête à se nourrir exclusivement de conserves si c'était là le prix de la tranquillité. Quant à Friedrich, ayant été nourri toute sa vie par l'intendance allemande, il n'y verrait aucune différence. Ainsi avertie, Gisèle Beaumont comprit qu'il lui faudrait désormais apprendre à avoir peur toute seule et se garda bien d'émettre la moindre objection.
Avant de s'asseoir à la table du bureau et d'attaquer la rédaction de ses mémoires, Friedrich Ullmann entrouvrit la fenêtre et observa que la brume, plus épaisse que la veille, avait envahi toute la propriété. Un vent froid, venu de la mer, courait sur les herbes, giflait les arbres au passage et ne demandait qu'à pénétrer dans les maisons. Friedrich Ullmann ferma la fenêtre et, cessant de s'intéresser à ce qui se passait au dehors, entreprit d'écrire ses mémoires. L'inspiration de la veille éteinte, il n'avait aucune idée précise et, se donnant tout l'automne et tout l'hiver pour arriver à ses fins, se proposa de rédiger d'abord un plan. Il faudrait un plan solide, en six parties, capable à la fois de dénoncer toutes les laideurs et toutes les atrocités d'un régime, mais de préserver l'intégrité d'une armée à laquelle Ullmann s'enorgueillissait d'appartenir, et de montrer à quel point lui, Ullmann, n'avait été sa vie durant qu'un homme de devoir. Tout en rêvant à ces idées, il dessina sur le buvard quelques traits qui, à la longue, ressemblèrent à une potence. Surpris, puis furieux contre lui-même, Ullmann écrivit à côté le mot "Schonberg". Il se leva, s'empara du buvard ainsi détérioré et le jeta dans le feu de bois allumé par Gisèle. Il revint au bureau, ouvrit un tiroir, prit un autre buvard et se disposa à écrire. La cloche du portail fut un instant agitée. Friedrich Ullmann souleva le rideau de la fenêtre, se pencha, ne vit rien et allait reprendre la rédaction interrompue quand il lui sembla apercevoir, dans les herbes du jardin, une ombre armée d'un violon. À moins que ce ne fût une mitraillette. Il éteignit et attendit. L'ombre parut hésiter puis se dissoudre. Un coup de vent plus fort ouvrit la fenêtre mal fermée et Ullmann se leva d'un bond. Il lui sembla que l'ombre était devant lui, dans le jardin, à l'abri d'un arbre, et le regardait. Il demeura longtemps immobile et se persuada que l'ombre du jardin n'était rien d'autre que celle de l'arbre. Il fut tenté de descendre au salon et d'en rire avec Maria quand, sur un nouveau son de Le récit fantastique cloche, il vit l'ombre faire un vague signe en direction du portail. Incapable d'en supporter davantage, il se tapit dans l'ombre de la chambre et attendit longtemps. Il lui semblait par instants qu'un petit orchestre bizarre jouait en sourdine dans le parc. Il crut reconnaître quelques mesures de Mozart, puis cela devenait quelque chose de grinçant et d'absurde. N'osant plus regarder, il écoutait. Le silence était pire que tout.
Combien de temps cela dura-t-il ? Ullmann n'aurait pu le dire. Il vit peu à peu s'établir sur les environs un faux soir qui se prolongea tout l'après-midi, puis le soir lui-même, chargé de brume et de pluie. Il s'étonna un peu de s'entendre appeler "Friedrich" et descendit. Dans le salon calme et blanc, il retrouva Maria et Gisèle qui vaquaient à leur ordinaire, comme indifférentes à ce qui se passait dans ce presbytère des environs de Kilmory. Il ne toucha qu'à peine aux plats du soir et ne but que deux verres d'une bière pourtant excellente. Il renonça à la lecture de la Bible, écourta les propos que Maria désirait lui tenir et, prétextant la fatigue intellectuelle de la journée, se coucha plus tôt que d'habitude. Toute la nuit, écoutant sonner à intervalles réguliers les coups d'un clocher voisin, coups que le vent semblait prendre plaisir à amplifier et qui venaient – coups sourds, coups lents, coups funèbres – heurter les volets de l'étage, toute la nuit, le major Ullmann s'interrogea sur la possible correspondance du fantôme de l'île d'Arran et du juif jadis liquidé.
N'osant plus s'en ouvrir à personne – Maria l'aurait traité de lâche et Gisèle l'aurait trahi –, il vécut seul pendant quinze jours encore avec l'appréhension de ce qui devait venir. Le jour, enfermé dans son bureau où les pages blanches lui semblèrent n'être qu'une protection de plus en plus dérisoire, il guettait dans la brume du parc l'intrusion de l'ombre. La moindre feuille remuant dans les arbres, la moindre chute au loin d'un oiseau, le moindre écho de cloche apporté par le vent, tout prenait aussitôt l'aspect d'un cauchemar. Il ne prenait de repos qu'aux heures, de plus en plus brèves, où Maria, par sa présence amicale, et Gisèle, par le seul fait d'être là, réussissaient à le distraire de son mal. Encore avait-il fini par admettre, au fond de lui, que ces deux femmes étaient de connivence avec l'ombre, et ne livrait-il plus que ses observations les plus élémentaires, de crainte d'être dénoncé. La nuit, il ne dormait guère et s'habituait à voir un peuple de spectres traverser ses pensées les plus humbles. Il dépérissait.
Le seizième jour, vers la fin de l'après-midi, le major Friedrich Ullmann entendit la cloche du portail, ouvrit le tiroir du bureau, se saisit de la corde qui retenait les manuscrits intacts, descendit en toute hâte dans le jardin, crut voir une ombre sur le seuil, balbutia quelque chose dans le vent et se pendit. Quand les autorités de Kilmory vinrent, ce soir-là, s'informer auprès de Maria et de sa gouvernante, elles trouvèrent deux femmes en larmes auprès d'un cadavre.
Au printemps suivant, par un matin d'avril, le presbytère fut fermé et Maria et Gisèle quittèrent à jamais le jardin d'Arran. L’une regagnait Lippstadt ; l'autre, Paris. Quant à savoir si les deux femmes étaient d'intelligence ou si les fantômes de Kilmory existent vraiment, je n'en dirai rien. Je n'en sais rien, du reste.
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Le présent recueil propose une sélection de onze contes parmi les plus significatifs de Gérard Prévot (1921-1975), figure de proue du fantastique belge. Sur fond des brumes nordiques ou germaniques, ces récits courts et accessibles sont tantôt drôles, tantôt inquiétants, mais toujours fascinants. Parue dix ans après la mort de l’auteur, ladite sélection, réalisée par Jean-Baptiste Baronian, autre romancier belge à succès, se situe entre métaphysique et carnavalesque, entre déploiement du mystère troublant et plaisanterie étrangement inquiétante. Désormais introuvable, elle est rapidement devenue une pièce maîtresse de la littérature fantastique du XXe siècle.
Le présent recueil propose une sélection de onze contes parmi les plus significatifs de Gérard Prévot (1921-1975), figure de proue du fantastique belge. Sur fond des brumes nordiques ou germaniques, ces récits courts et accessibles sont tantôt drôles, tantôt inquiétants, mais toujours fascinants. Parue dix ans après la mort de l’auteur, ladite sélection, réalisée par Jean-Baptiste Baronian, autre romancier belge à succès, se situe entre métaphysique et carnavalesque, entre déploiement du mystère troublant et plaisanterie étrangement inquiétante. Désormais introuvable, elle est rapidement devenue une pièce maîtresse de la littérature fantastique du XXe siècle.
Le présent recueil propose une sélection de onze contes parmi les plus significatifs de Gérard Prévot (1921-1975), figure de proue du fantastique belge. Sur fond des brumes nordiques ou germaniques, ces récits courts et accessibles sont tantôt drôles, tantôt inquiétants, mais toujours fascinants. Parue dix ans après la mort de l’auteur, ladite sélection, réalisée par Jean-Baptiste Baronian, autre romancier belge à succès, se situe entre métaphysique et carnavalesque, entre déploiement du mystère troublant et plaisanterie étrangement inquiétante. Désormais introuvable, elle est rapidement devenue une pièce maîtresse de la littérature fantastique du XXe siècle.