LES ENFANTS
(PERDUS) DE LAËRNE
UNE NOUVELLE À PROPOS D'UN PASSÉ SACRIFIÉ
Temps de lecture : 7-9 minutes
Auteur : Récits Polyédriques © 2025
La présente nouvelle - la seconde parue sur notre site, s'inspire du roman Les soldats de la mer, paru pour la première fois en 1968. Il s'agit de l'ouvrage le plus connu de Yves et Ada Rémy, lequel mêle avec brio science-fiction et fantastique, et a acquis au fil du temps et des rééditions le statut de véritable chef-d'œuvre de la littérature de l'étrange.
L'illustration utilisée ici est l'œuvre de l'artiste conceptuel indépendant français Manuel Krommenacker. Historien de formation, il s'est spécialisé dans la création de peintures numériques historiques et militaires, mais explore volontiers d'autres univers, à l'instar de la Fantasy.
Spontanément s’était créée dans les trois capitales une coterie d’hommes politiques favorables à la réforme des institutions et à l’alliance inconditionnelle. Une première diète ouverte, à Ozmüde, confronta la coterie aux dirigeants en place dans les trois pays. On y reconnut l’épuisement de la déclinante Maison de Laërne, l’impuissance de la République d’Ozmüde divisée en factions révolutionnaires, les défaillances de la Ligue des Petits Princes de Lauterbronn. Une deuxième diète ouverte, à Lauterbronn, admit la nécessité d’une refonte des systèmes politiques au sein d’une fédération. Enfin, la troisième diète de Laërne, qui dura un an, mit fin à ses travaux en annonçant la création d’une première Fédération entre Laërne, Ozmüde et Lauterbronn.
Nouvelle histoire de la Fédération, 1er cycle
Les soldats de la mer, Yves et Ada Rémy, 1968
Spontanément s’était créée dans les trois capitales une coterie d’hommes politiques favorables à la réforme des institutions et à l’alliance inconditionnelle. Une première diète ouverte, à Ozmüde, confronta la coterie aux dirigeants en place dans les trois pays. On y reconnut l’épuisement de la déclinante Maison de Laërne, l’impuissance de la République d’Ozmüde divisée en factions révolutionnaires, les défaillances de la Ligue des Petits Princes de Lauterbronn. Une deuxième diète ouverte, à Lauterbronn, admit la nécessité d’une refonte des systèmes politiques au sein d’une fédération. Enfin, la troisième diète de Laërne, qui dura un an, mit fin à ses travaux en annonçant la création d’une première Fédération entre Laërne, Ozmüde et Lauterbronn.
Nouvelle histoire de la Fédération, 1er cycle
Les soldats de la mer, Yves et Ada Rémy, 1968
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Il avait rejoint notre détachement trois semaines plus tôt, alors que nous étions enfin parvenus à quitter les marécages et leurs troncs d’arbre rongés par le froid pour gagner les immenses plaines septentrionales, transformées en un gigantesque champ de bataille. C'était un vétéran des premières campagnes, un enfant de la défunte république d’Ozmüde qui avait perdu son régiment après que ce dernier eut été dispersé, submergé par un ennemi supérieur en nombre et en matériel ; un ramassis de criminels, de volontaires et de malheureux choisis au hasard, tous reconnaissables aux revers de leurs uniformes, rouge sang. De haute taille, robuste et bien en jambes malgré son âge avancé, il ne craignait pas d'aller au feu, car souvent engagé au pire moment, pour ouvrir une brèche dans les lignes adverses ou occuper une position jugée intenable. Si seulement le sacrifice de ses camarades - des braves dont on apprendra plus tard que certains avaient brûlé des centaines de cartouches et changé plusieurs fois le canon de leur fusil - avait permis de contenir les armées de Slavachie et des principautés voisines à nos frontières, mais il n'en fut rien. Pire encore, leur progression se révéla si fulgurante que rejoindre les troupes de Laërne, Lauterbronn ou Libemoth, cantonnées au nord de Torrebianca, devenait une entreprise de plus en plus périlleuse à mesure que les jours passaient.
Des types comme lui, nous en croisions régulièrement, cheminant la tête basse, parfois sans but. Des barbons, des malades ou des estropiés, tous d’anciens combattants qui se sont mêlés aux colonnes interminables de civils jetés sur les routes pour fuir l'avancée de la plus formidable coalition qui ait jamais osé se dresser contre la Fédération. Nous ne les empêchions pas de s'accrocher à nos bottes, mais il n’était pas question de les attendre non plus, d'autant qu'ils étaient bien incapables de tenir la cadence. Et puis nous n’étions pas des infirmiers militaires ou des brancardiers d’ambulance, mais les lanciers d'une compagnie de cavalerie mise en déroute, perdant à cette occasion plusieurs dizaines d'officiers et de gradés. Seulement lui, c’était différent. Il était parvenu à puiser au plus profond de son être pour ne pas se faire distancer et rester à nos côtés. Au crépuscule du premier soir, cependant que les hommes venaient de mettre pied à terre et d’allumer un feu pour passer la nuit, il était encore là. Dans la lumière tremblante, la fatigue se lisait sur son visage et il nous parut évident qu'il ne pourrait en supporter davantage. Mais c’était sans compter avec ce qui s’est passé le lendemain ; sans nous concerter, ni même que j’en donne l’ordre, nous avons ralenti l’allure, juste ce qu'il fallait, de manière à ce qu'il ne renonce pas ... et ce pour la simple raison qu'il avait quelque chose à offrir, un je-ne-sais-quoi qui nous manquait à tous.
Patiemment, en silence, il avait attendu que chacun eut terminé de prendre soin de sa monture et d'avaler ce que nous avions trouvé pendant la journée. Puis il s'est raclé la gorge et a commencé à nous raconter une histoire. Car c'était ça, ce petit quelque chose qu’il avait en plus, il savait y faire avec les mots. Il nous suffisait de l'écouter pour admirer des bataillons de grenadiers progresser en rangs serrés, au son de la musique, ou la vertigineuse charge d'un escadron de chevau-légers entourés d’une épaisse fumée ; des centaines de montures lancées au galop, d’aucunes s’écroulaient dans un tourbillon de sabres, de casques et de bonnets ensanglantés ... En l’espace d’un instant, il nous faisait rire, pleurer ou frissonner, en nous contant des légendes d'oupires assoiffés de sang, de pantins de bois qui s’animent pour prendre part au combat ou de fantômes qui reviennent auprès de leurs proches afin de les hanter. Quand il en avait terminé, nous allions nous coucher en nous demandant quel serait son prochain récit, oubliant nos angoisses et notre détresse, mais aussi, fait plus regrettable, le serment de fidélité que nous avions prononcé à l’aube de notre engagement. C'est mot pour mot ce que m'a fait remarquer le sergent Perutz en se tournant vers moi, un soir de nuit sans lunes. Il faut dire que depuis son arrivée, la discipline s'était doucement délitée, et nous avions déjà mis nos vies en danger à plusieurs reprises. Comme cette fois où nous nous sommes approchés d'un peu trop près d’un convoi slavaque en charge du transport des équipages militaires, avec ses attelages de bœufs, ses pièces d'artillerie et ses fardiers de boulets. Ou cette fois encore où nous avons croisé la route d'un régiment qui escortait des femmes enchaînées, dont certaines n’étaient que des enfants. Mais cela nous paraissait un prix acceptable pour continuer à l’entendre, comme si quelque chose de supérieur nous encourageait à tenir, à poursuivre notre chemin coute que coute.
Un matin, alors que nous longions la grand-route en direction de la cité de Mallëm, protégée par la seule vertu de ses abords volontairement inondés, nous nous sommes aventurés dans un hameau esseulé de cinq bâtisses, parmi lesquelles trois étaient en flammes. S'attarder dans ce genre d’endroit était assurément dangereux, mais nous n'avions guère le choix. Il n’était en effet par rare d’y dénicher deux ou trois choses qui avaient échappé aux pillages ; des vêtements, des armes ou de la nourriture, parfois même un peu d'eau-de-vie. Davantage habitués aux grandes manœuvres qu’à la maraude, nous avions pour usage d’envoyer deux d'entre nous pendant que les autres surveillaient les alentours. Fruit du hasard, ce fut au tour du sergent et de moi-même de risquer nos vies dans l’espoir d’améliorer un tant soit peu notre ordinaire. Une fouille rapide de la première masure nous permis de mettre la main sur une hachette émoussée et une large besace de cuir. Arrivés à la seconde, mon compagnon préféra s'intéresser au rez-de-chaussée, tandis que je montais à l'étage. J'y ai trouvé des chaussettes de laine délaissées au fond d'un tiroir, du tabac à chiquer et une lampe à huile. Mais lorsque je me suis rendu dans la pièce du fond, je l'ai découverte littéralement tapissée de livres. Je savais lire, le sergent également, mais nous étions les seuls dans ce cas. Ne pouvant résister à la curiosité, j’ai pris quelques instants pour parcourir les dizaines d’étagères, avant de m’abandonner tout entier à la lecture d’un ouvrage dont le nom de l’auteur m’avait intrigué. En outre, Il est fort probable que j’y sois resté un long moment, car il aura fallu l’intervention du sergent Perutz pour que je renoue avec notre triste réalité :
— Bon sang, mon lieutenant, qu'est-ce que vous foutez ? En selle, faut qu'on décroche !
Je me suis tourné vers lui et lui ai tendu le livre couvert de poussière. Il s'appelait "Chroniques Illégitimes sous la Fédération".
— Regardez le nom de l'auteur, sergent.
— ... Sérieusement ? Vous n’insinuez tout de même pas que c'est lui qui l'a écrit ?
— À l'évidence non, qu'elle idée. C'est beaucoup trop vieux.
— Et donc ?
— Toutes ces fables, jalonnées d'invasions et de conquêtes, sont à peu de choses près semblables à celles qu’il nous raconte chaque soir. Il brode juste ce qu’il faut pour les faire durer plus ou moins longtemps. Étrange, non ?
— Humm ... on dirait que vous avez raison. Eh bien, il les aura lues, voilà tout !
— Il y a une suite, ai-je ajouté en lui tendant les "Nouvelles Chroniques Illégitimes sous la Fédération". Je n'ai pas eu le temps de tout lire, mais de nombreux passages évoquent clairement notre propre histoire ; les guerres avec les nordiques du Bas-Pays, Niedernau et les Hauts-Cantons, les invasions varnaves qu’il nous faut sans cesse repousser à l’ouest, les inimitiés avec les roumaques d'orient ... et maintenant, cette coalition conduite par la Slavachie, tout y est !
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne suis sûr de rien, et sans doute allez-vous trouver cela absurde, mais si nous emportons ces livres avec nous, il se peut que nous n’ayons plus besoin de lui. Nous pourrons faire la lecture à nos hommes et nous accorder sur les routes et les sentiers à emprunter pour éviter d’éventuels obstacles ...
— Admettons, acquiesça Perutz en tournant négligemment quelques pages, nous n'aurions plus à trainer ce boulet pour le simple plaisir que le soir venu, il nous fasse oublier toute cette gabegie. Mais ensuite, mon lieutenant ?
— Comment ça, sergent ?
Levant les yeux vers moi, il me demanda d'une voix anxieuse : si on prend ces livres, qu'adviendra-il de nous ? Rappelez-vous son dernier conte, poursuivit-il tout en reposant soigneusement les ouvrages sur une étagère avant de m'entraîner par le bras vers le rez-de-chaussée, il y était question de soldats ramenés à la vie pour tourmenter tous ceux qu’ils jugent responsables de leur mort.
— Des rogandins, oui.
— Supposez un instant que votre intuition soit la bonne et que c'est un fantôme lui aussi ? Mieux encore : et s'il venait de cette mystérieuse "Alsace" dont il nous a parlé l'autre soir, de ce monde voisin du notre affublé d'une seule lune ? Du coup, il pourrait les avoir réellement écrits, ces fichus bouquins.
— Voyons, il nous faut garder les pieds sur terre et juger sans excès de ce qui est raisonnable. Le reste n’est que pure fiction.
— Très juste, mon lieutenant. Et pourtant, imaginez que nous soyons dans le vrai. Vous n’auriez pas envie de connaitre la suite et d’en finir une bonne fois pour toute avec cette chienlit ?!
— Probablement ...
— Évidemment ! Et puis ... si au lieu de nous ralentir, il nous avait en réalité permis d’arriver jusqu’ici ? Nous avons cru exposer nos hommes plus que nécessaire par sa faute, mais peut-être est-ce tout le contraire ?
— Comme cette fois à propos de la mutinerie du fort de Loosbeck et de cet infortuné capitaine ?
— Exactement ! ... Mon lieutenant, retrouvons les autres et quittons cet endroit sans tarder. Il nous suffira de rallier les lignes arrière en progressant avec la plus extrême précaution. Une fois les armées de la Fédération en ordre de marche, l’hospodar de Slavachie souhaitera certainement entamer des pourparlers de paix.
— Et si nous échouons ?
— Certes, nous ne pouvons ignorer cette éventualité, ni les sanctions encourues en agissant pareils à des déserteurs d’ailleurs. Mais c'est là tout l'intérêt de la chose, car si nous devions être mis aux arrêts, ou pire encore, cela voudra simplement dire qu’il nous était impossible de nous soustraire à notre propre sort !
— Que c'était écrit ...
— Et que rien n'échoit du fait du hasard ! ... Mon lieutenant, si les histoires rapportées dans ces livres évoquent réellement les souvenirs d'événements qui ne se sont pas encore produits, c'est bien la preuve que quelqu'un ou quelque chose aura décidé de nous venir en aide ! Comprenez-moi : la victoire de notre Mère patrie sur ces hordes de sauvages ne faisant aucun doute, fussent-elles arrivées aux portes de Laërne, nous n'aurons bientôt plus à nous inquiéter de cette foute guerre, puisque nous apprendrons sous peu, peut-être même avant qu'elle ne s'achève, comment elle s'est terminée.
Il avait rejoint notre détachement trois semaines plus tôt, alors que nous étions enfin parvenus à quitter les marécages et leurs troncs d’arbre rongés par le froid pour gagner les immenses plaines septentrionales, transformées en un gigantesque champ de bataille. C'était un vétéran des premières campagnes, un enfant de la défunte république d’Ozmüde qui avait perdu son régiment après que ce dernier eut été dispersé, submergé par un ennemi supérieur en nombre et en matériel ; un ramassis de criminels, de volontaires et de malheureux choisis au hasard, tous reconnaissables aux revers de leurs uniformes, rouge sang. De haute taille, robuste et bien en jambes malgré son âge avancé, il ne craignait pas d'aller au feu, car souvent engagé au pire moment, pour ouvrir une brèche dans les lignes adverses ou occuper une position jugée intenable. Si seulement le sacrifice de ses camarades - des braves dont on apprendra plus tard que certains avaient brûlé des centaines de cartouches et changé plusieurs fois le canon de leur fusil - avait permis de contenir les armées de Slavachie et des principautés voisines à nos frontières, mais il n'en fut rien. Pire encore, leur progression se révéla si fulgurante que rejoindre les troupes de Laërne, Lauterbronn ou Libemoth, cantonnées au nord de Torrebianca, devenait une entreprise de plus en plus périlleuse à mesure que les jours passaient.
Des types comme lui, nous en croisions régulièrement, cheminant la tête basse, parfois sans but. Des barbons, des malades ou des estropiés, tous d’anciens combattants qui se sont mêlés aux colonnes interminables de civils jetés sur les routes pour fuir l'avancée de la plus formidable coalition qui ait jamais osé se dresser contre la Fédération. Nous ne les empêchions pas de s'accrocher à nos bottes, mais il n’était pas question de les attendre non plus, d'autant qu'ils étaient bien incapables de tenir la cadence. Et puis nous n’étions pas des infirmiers militaires ou des brancardiers d’ambulance, mais les lanciers d'une compagnie de cavalerie mise en déroute, perdant à cette occasion plusieurs dizaines d'officiers et de gradés. Seulement lui, c’était différent. Il était parvenu à puiser au plus profond de son être pour ne pas se faire distancer et rester à nos côtés. Au crépuscule du premier soir, cependant que les hommes venaient de mettre pied à terre et d’allumer un feu pour passer la nuit, il était encore là. Dans la lumière tremblante, la fatigue se lisait sur son visage et il nous parut évident qu'il ne pourrait en supporter davantage. Mais c’était sans compter avec ce qui s’est passé le lendemain ; sans nous concerter, ni même que j’en donne l’ordre, nous avons ralenti l’allure, juste ce qu'il fallait, de manière à ce qu'il ne renonce pas ... et ce pour la simple raison qu'il avait quelque chose à offrir, un je-ne-sais-quoi qui nous manquait à tous.
Patiemment, en silence, il avait attendu que chacun eut terminé de prendre soin de sa monture et d'avaler ce que nous avions trouvé pendant la journée. Puis il s'est raclé la gorge et a commencé à nous raconter une histoire. Car c'était ça, ce petit quelque chose qu’il avait en plus, il savait y faire avec les mots. Il nous suffisait de l'écouter pour admirer des bataillons de grenadiers progresser en rangs serrés, au son de la musique, ou la vertigineuse charge d'un escadron de chevau-légers entourés d’une épaisse fumée ; des centaines de montures lancées au galop, d’aucunes s’écroulaient dans un tourbillon de sabres, de casques et de bonnets ensanglantés ... En l’espace d’un instant, il nous faisait rire, pleurer ou frissonner, en nous contant des légendes d'oupires assoiffés de sang, de pantins de bois qui s’animent pour prendre part au combat ou de fantômes qui reviennent auprès de leurs proches afin de les hanter. Quand il en avait terminé, nous allions nous coucher en nous demandant quel serait son prochain récit, oubliant nos angoisses et notre détresse, mais aussi, fait plus regrettable, le serment de fidélité que nous avions prononcé à l’aube de notre engagement. C'est mot pour mot ce que m'a fait remarquer le sergent Perutz en se tournant vers moi, un soir de nuit sans lunes. Il faut dire que depuis son arrivée, la discipline s'était doucement délitée, et nous avions déjà mis nos vies en danger à plusieurs reprises. Comme cette fois où nous nous sommes approchés d'un peu trop près d’un convoi slavaque en charge du transport des équipages militaires, avec ses attelages de bœufs, ses pièces d'artillerie et ses fardiers de boulets. Ou cette fois encore où nous avons croisé la route d'un régiment qui escortait des femmes enchaînées, dont certaines n’étaient que des enfants. Mais cela nous paraissait un prix acceptable pour continuer à l’entendre, comme si quelque chose de supérieur nous encourageait à tenir, à poursuivre notre chemin coute que coute.
Un matin, alors que nous longions la grand-route en direction de la cité de Mallëm, protégée par la seule vertu de ses abords volontairement inondés, nous nous sommes aventurés dans un hameau esseulé de cinq bâtisses, parmi lesquelles trois étaient en flammes. S'attarder dans ce genre d’endroit était assurément dangereux, mais nous n'avions guère le choix. Il n’était en effet par rare d’y dénicher deux ou trois choses qui avaient échappé aux pillages ; des vêtements, des armes ou de la nourriture, parfois même un peu d'eau-de-vie. Davantage habitués aux grandes manœuvres qu’à la maraude, nous avions pour usage d’envoyer deux d'entre nous pendant que les autres surveillaient les alentours. Fruit du hasard, ce fut au tour du sergent et de moi-même de risquer nos vies dans l’espoir d’améliorer un tant soit peu notre ordinaire. Une fouille rapide de la première masure nous permis de mettre la main sur une hachette émoussée et une large besace de cuir. Arrivés à la seconde, mon compagnon préféra s'intéresser au rez-de-chaussée, tandis que je montais à l'étage. J'y ai trouvé des chaussettes de laine délaissées au fond d'un tiroir, du tabac à chiquer et une lampe à huile. Mais lorsque je me suis rendu dans la pièce du fond, je l'ai découverte littéralement tapissée de livres. Je savais lire, le sergent également, mais nous étions les seuls dans ce cas. Ne pouvant résister à la curiosité, j’ai pris quelques instants pour parcourir les dizaines d’étagères, avant de m’abandonner tout entier à la lecture d’un ouvrage dont le nom de l’auteur m’avait intrigué. En outre, Il est fort probable que j’y sois resté un long moment, car il aura fallu l’intervention du sergent Perutz pour que je renoue avec notre triste réalité :
— Bon sang, mon lieutenant, qu'est-ce que vous foutez ? En selle, faut qu'on décroche !
Je me suis tourné vers lui et lui ai tendu le livre couvert de poussière. Il s'appelait "Chroniques Illégitimes sous la Fédération".
— Regardez le nom de l'auteur, sergent.
— ... Sérieusement ? Vous n’insinuez tout de même pas que c'est lui qui l'a écrit ?
— À l'évidence non, qu'elle idée. C'est beaucoup trop vieux.
— Et donc ?
— Toutes ces fables, jalonnées d'invasions et de conquêtes, sont à peu de choses près semblables à celles qu’il nous raconte chaque soir. Il brode juste ce qu’il faut pour les faire durer plus ou moins longtemps. Étrange, non ?
— Humm ... on dirait que vous avez raison. Eh bien, il les aura lues, voilà tout !
— Il y a une suite, ai-je ajouté en lui tendant les "Nouvelles Chroniques Illégitimes sous la Fédération". Je n'ai pas eu le temps de tout lire, mais de nombreux passages évoquent clairement notre propre histoire ; les guerres avec les nordiques du Bas-Pays, Niedernau et les Hauts-Cantons, les invasions varnaves qu’il nous faut sans cesse repousser à l’ouest, les inimitiés avec les roumaques d'orient ... et maintenant, cette coalition conduite par la Slavachie, tout y est !
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne suis sûr de rien, et sans doute allez-vous trouver cela absurde, mais si nous emportons ces livres avec nous, il se peut que nous n’ayons plus besoin de lui. Nous pourrons faire la lecture à nos hommes et nous accorder sur les routes et les sentiers à emprunter pour éviter d’éventuels obstacles ...
— Admettons, acquiesça Perutz en tournant négligemment quelques pages, nous n'aurions plus à trainer ce boulet pour le simple plaisir que le soir venu, il nous fasse oublier toute cette gabegie. Mais ensuite, mon lieutenant ?
— Comment ça, sergent ?
Levant les yeux vers moi, il me demanda d'une voix anxieuse : si on prend ces livres, qu'adviendra-il de nous ? Rappelez-vous son dernier conte, poursuivit-il tout en reposant soigneusement les ouvrages sur une étagère avant de m'entraîner par le bras vers le rez-de-chaussée, il y était question de soldats ramenés à la vie pour tourmenter tous ceux qu’ils jugent responsables de leur mort.
— Des rogandins, oui.
— Supposez un instant que votre intuition soit la bonne et que c'est un fantôme lui aussi ? Mieux encore : et s'il venait de cette mystérieuse "Alsace" dont il nous a parlé l'autre soir, de ce monde voisin du notre affublé d'une seule lune ? Du coup, il pourrait les avoir réellement écrits, ces fichus bouquins.
— Voyons, il nous faut garder les pieds sur terre et juger sans excès de ce qui est raisonnable. Le reste n’est que pure fiction.
— Très juste, mon lieutenant. Et pourtant, imaginez que nous soyons dans le vrai. Vous n’auriez pas envie de connaitre la suite et d’en finir une bonne fois pour toute avec cette chienlit ?!
— Probablement ...
— Évidemment ! Et puis ... si au lieu de nous ralentir, il nous avait en réalité permis d’arriver jusqu’ici ? Nous avons cru exposer nos hommes plus que nécessaire par sa faute, mais peut-être est-ce tout le contraire ?
— Comme cette fois à propos de la mutinerie du fort de Loosbeck et de cet infortuné capitaine ?
— Exactement ! ... Mon lieutenant, retrouvons les autres et quittons cet endroit sans tarder. Il nous suffira de rallier les lignes arrière en progressant avec la plus extrême précaution. Une fois les armées de la Fédération en ordre de marche, l’hospodar de Slavachie souhaitera certainement entamer des pourparlers de paix.
— Et si nous échouons ?
— Certes, nous ne pouvons ignorer cette éventualité, ni les sanctions encourues en agissant pareils à des déserteurs d’ailleurs. Mais c'est là tout l'intérêt de la chose, car si nous devions être mis aux arrêts, ou pire encore, cela voudra simplement dire qu’il nous était impossible de nous soustraire à notre propre sort !
— Que c'était écrit ...
— Et que rien n'échoit du fait du hasard ! ... Mon lieutenant, si les histoires rapportées dans ces livres évoquent réellement les souvenirs d'événements qui ne se sont pas encore produits, c'est bien la preuve que quelqu'un ou quelque chose aura décidé de nous venir en aide ! Comprenez-moi : la victoire de notre Mère patrie sur ces hordes de sauvages ne faisant aucun doute, fussent-elles arrivées aux portes de Laërne, nous n'aurons bientôt plus à nous inquiéter de cette foute guerre, puisque nous apprendrons sous peu, peut-être même avant qu'elle ne s'achève, comment elle s'est terminée.
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Trois nations sur le déclin décident de s'unir pour prendre en main leur destinée, au cœur d’une Europe centrale du souvenir, et non de l'histoire ... Cet ouvrage retrace le devenir de leurs armées et de leurs soldats au travers de dix-sept nouvelles aux ambiances et situations variées, qu’elles soient étranges, glaçantes ou amusantes, mais toutes reliées entre elles par une trame commune. Parue pour la première fois en 1968, la présente version de ce véritable chef-d’œuvre de la littérature fantastique française a été entièrement revue par ses auteurs, Yves et Ada Rémy, avant d'être republiée par les maisons d'édition Fleuve Noir en 1998 et Dystopia, en avril 2013.
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Trois nations sur le déclin décident de s'unir pour prendre en main leur destinée, au cœur d’une Europe centrale du souvenir, et non de l'histoire ... Cet ouvrage retrace le devenir de leurs armées et de leurs soldats au travers de dix-sept nouvelles aux ambiances et situations variées, qu’elles soient étranges, glaçantes ou amusantes, mais toutes reliées entre elles par une trame commune. Parue pour la première fois en 1968, la présente version de ce véritable chef-d’œuvre de la littérature fantastique française a été entièrement revue par ses auteurs, Yves et Ada Rémy, avant d'être republiée par les maisons d'édition Fleuve Noir en 1998 et Dystopia, en avril 2013.
Trois nations sur le déclin décident de s'unir pour prendre en main leur destinée, au cœur d’une Europe centrale du souvenir, et non de l'histoire ... Cet ouvrage retrace le devenir de leurs armées et de leurs soldats au travers de dix-sept nouvelles aux ambiances et situations variées, qu’elles soient étranges, glaçantes ou amusantes, mais toutes reliées entre elles par une trame commune. Parue pour la première fois en 1968, la présente version de ce véritable chef-d’œuvre de la littérature fantastique française a été entièrement revue par ses auteurs, Yves et Ada Rémy, avant d'être republiée par les maisons d'édition Fleuve Noir en 1998 et Dystopia, en avril 2013.